Accueil>Construire ses cours>Bâtir son activité pédagogique> Le raisonnement des élèves

[Il sera question ici des opérations mentales des élèves, non des différences de capacités présentées comme les « intelligences multiples » (ex: de Gardner), sujet actuellement fortement remis en question [1]. ]

Les raisonnements mis en oeuvre par les élèves

Avant même de se poser cette question il peut être utile de rappeler que nous nous adressons à des adolescents, considérant que le cerveau est mature à 25 ans, et ne cesse d’évoluer au fil du temps. Si à 14 ans les zones concernant le mouvement, la vision et la sensation sont déjà fortement connectées, il n’en va pas de même pour celles qui concernent les activités cognitives et émotionnelles, qui traversent des phases complexes de renforcement ou d’affaiblissement [2].Et nos jeunes férus de détails précis et anecdotes, dans l’esprit des collections de leur enfance et d’une vision du monde centrée sur leur univers proche, ont naturellement un monde d’écart avec les plus vieux que nous sommes en quête de vérités larges et abstraites… Nos activités vont contribuer à cette structuration mais ne nous étonnons pas si les élèves aboutissent parfois à des résultats imprévus.

Quel mode de raisonnement entend-on solliciter ?

La question est complexe, et peut s’appréhender à deux échelles.

De manière large, on retrouve ici le débat entre behaviorisme et cognitivisme, rien moins que cela. Le behaviorisme étudie les comportements observables. La réflexion est la réponse à un stimulus, on en constate les effets et on les fait suivre de renforcements positifs (encouragements) ou négatifs. Ce qui se passe entre le stimulus et la réaction est désigné « boîte noire », et sa complexité rend vain tout effort de la pénétrer. Les cognitivistes en revanche se penchent sur cet entre-deux, et font reposer la réflexion de l’élève sur la mise en œuvre d’attentes, de procédures, de stratégies cognitives, toute une série de besoins et de buts. Ce courant de pensée est aujourd’hui largement dominant.

A une échelle plus fine, le schéma ci-dessous propose une synthèse des différents stades possibles pour un raisonnement. Le but est ici de prendre conscience de ce qu’une activité scolaire met en œuvre, sollicite ou exerce certaines formes de raisonnement. Libre à chacun de construire ensuite ses démarches, en choisissant la plus adaptée à ses objectifs et élèves.

Ainsi, de manière générale, le raisonnement peut être entendu dans le sens de la planification globale de la résolution d’une tâche, de sa définition à son évaluation. C’est l’axe horizontal de ce schéma. On retrouve les opérations mentales définies par Guy Sonnois, abordées plus explicitement dans la partie consacrée à l’autonomie des élèves (Orientation par l’échec, impuissance apprise ou efficacité personnelle par l’autonomie ?).

A partir de là, le raisonnement peut être défini comme l’opération mentale répondant à une tâche immédiate. C’est la partie verticale de ce schéma. Il faut arbitrer entre une réponse rapide, faisant appel à l’intuition, ou une réponse plus coûteuse en énergie, mais plus réfléchie, tout au moins c’est l’hypothèse la plus communément établie [3]. Intervient alors une troisième forme de pensée, celle qui va arbitrer entre les deux précédentes, et le cas échéant inhiber le choix de l’intuition[4]. Là se trouve un acte fort, que l’on peut entraîner spécifiquement auprès des élèves, qui souvent choisissent une réponse rapide et fausse une fois sur deux…

Alors seulement intervient le choix de la démarche intellectuelle (la dimension inductive/déductive est précisée en Poser un propos structuré), puis de l’opération effective, reposant sur la Taxonomie de Bloom, et/ou en s’appuyant sur des outils intellectuels spécifiques à chaque matière.

Le transfert d’apprentissage est une opération particulière, et comme on le voit ici, particulièrement difficile. Elle nécessite au préalable la synthèse soit de la compétence abordée, soit de l’ensemble de la démarche dans un retour d’expérience (en bonne pédagogie « approche réflexive »). Si cette étape n’est pas correctement opérée, la transposition sera biaisée et encore plus ardue (voir la page consacrée à « Transférer »).

Ce n’est qu’ensuite que peut venir une phase d’évaluation, dont on mesure la dimension globalisante qui justifie sa position quasi sommitale dans l’échelle des compétences, même si la création est une forme de raisonnement encore plus absolue.

Tout ce qui vient d’être abordé se place dans le champ intellectuel propre à chacune de nos matières. Le travail sur les compétences a bien établi que nous avions des champs de compétences communs, mais avec des spécificités dans les approches, dans le sens donné aux mots, qui sans corporatisme aucun définissaient en réalité des différences significatives entre les matières. Ce qui n’interdit pas un travail en commun, mais reposant sur l’interdisciplinarité plus que sur la possible substitution d’un enseignant par un autre. De plus, au sein de chaque matière, les angles de réflexion ou les cadrages conceptuels changent, et avec eux les Instructions Officielles !

Et bien entendu tout ceci ne peut être envisagé sans intégrer la possibilité de l’erreur ou du biais cognitif, qui à chaque étape peut faire diverger le raisonnement. Un cerveau humain n’est pas qu’une chaîne d’algorithmes, comme le montrent les pages de ce site consacrées à l’erreur. La fatigue qui peut en être la source est présentée dans la suite de cet article.

La question de modes de raisonnement différenciés ou non selon le sexe est abordée dans « L’intelligence, mythes et réalités » [5], un ouvrage qui s’appuie sur les dernières recherches disponibles; la réponse est nuancée, mais tend à montrer que si elles existent, ces différences relèveraient en large part du conditionnement social.

Enfin, paradoxalement, à mesure que progresse notre connaissance du raisonnement humain, progresse aussi son encadrement par notre subjectivité. Dans la vision cognitiviste, déjà il ne peut s’envisager que dans le cadre de nos représentations préalables, bien peu scientifiques. Mais désormais l’hypothèse se renforce selon laquelle il interviendrait pour justifier, dans un second temps, une idée qui aurait germé dans notre esprit par une opération bien plus rapide, que l’on peut nommer « intuition » ou « émotion ». C’est le postulat de Nick Chater, ou en France de Dan Sperber et Hugo Mercier, tous deux psychologues cognitivistes. [6]

Et nous n’avons pas abordé ici le fait que le raisonnement est intimement lié aux interactions avec les autres. S’il sert à justifier nos choix, ils sert aussi (et bien mieux) à analyser les raisonnements des autres. On entre alors dans le champ de l’intelligence collective, trop complexe pour cette première approche.

Par ailleurs, la transmission de ces modes de raisonnements est complexe. Si l’on s’appuie sur l’imitation, l’enseignant effectuera le raisonnement devant les élèves qui ensuite pourront le reproduire. Mais gare : on bascule vite dans un exposé où l’enseignant, satisfait, démontre, et où les élèves sont passifs. Il faut impérativement que ce soient les élèves qui raisonnent, et donc bâtir des activités dans ce sens.

La formation des élèves au raisonnement est donc une oeuvre de longue haleine, comme en témoignent les ressources disponibles sur Eduscol[7].

Temps de concentration et charge cognitive

Le raisonnement, de par sa complexité, nécessite des efforts de la part des élèves. Il entraîne donc une fatigue, qui s’observe à plusieurs échelles de temps.

Au sein même de l’exercice, la théorie de la charge cognitive a bien établi que l’élève doit à la fois:

  • prendre en charge les activités nécessaires à l’exécution immédiate de la tâche
  • acquérir les connaissances nouvelles qui justifient l’exécution de cette tâche
  • trouver une place pour les éléments servant à le motiver, à rendre l’activité plus plaisante

L’humour, le détour par une activité légèrement décalée, le récit d’une anecdote, qui ont bonne presse en ce qu’ils renforcent le lien enseignant/élève, ne sont donc au final que de moyenne efficacité si l’on en juge par la seule acquisition immédiate de la compétence ou du savoir visés. Plus on vise un public fragile, plus il est préférable de viser des modalités explicites et directes. [8]

Certes les formes d’enseignement en groupes, laissant plus de place aux échanges (et non aux bavardages), fatiguent moins les élèves qui arrivent fréquemment à la fin de la séquence en n’ayant pas vu le temps passer (« Tiens, c’est déjà terminé !? »). Cependant les études sont sans appel, l’attention des élèves a été moins concentrée sur l’objet de l’apprentissage, il faudra plus de temps pour que celui-ci soit acquis. Mais un enseignement s’évalue-t-il uniquement sur le court terme ?

Par-delà la tâche immédiate, le temps de concentration d’un adulte ne dépasse pas 20 minutes; donc même en tenant compte des différences entre élèves, de l’hyper-actif à l’élève calme et docile, il faut incorporer cette donnée dans la mise en place d’activités. Si l’on demande plus aux élèves, lors d’une évaluation d’une heure par exemple, l’effort fourni se traduira par une fatigue importante dont pâtira le cours suivant. Les indispensables « petites bulles de l’attention » de Jean-Philippe Lachaux [8] sont là pour nous le rappeler

Enfin, en guise de pied de nez, deux rappels qui nous permettent de relativiser.

Tous les communicants savent que ce que l’on retient le plus d’une prise de parole est l’attitude physique de l’orateur, puis l’atmosphère d’ensemble, quelques anecdotes ou points saillants, et au final très peu le contenu (tant la structure que la masse des informations). Et les élèves de dire « elle est sympa la prof », sans forcément se rappeler ce dont parlait le cours. Après tout, si ce que les enseignants étaient chargés de transmettre, c’était d’abord l’envie de venir à l’école, et une fois l’individu sorti du système scolaire un regard positif sur leur domaine qui incitera l’adulte à continuer à se cultiver, par-delà ses obligations professionnelles ?

Par ailleurs, comment négliger les études qui invariablement confirment qu’un temps de marche favorise l’activité cérébrale, et plus encore les activités nécessitant une grande mobilisation de nos sens pour le déplacement (courir pieds nus, escalader, marcher en équilibre..) ? A quand une marelle financée sur fonds pédagogiques ? Les changements de salle prennent tout de suite un sens que l’on ne leur connaissait pas.


[1] https://www.cortex-mag.net/neuromythe-n2-les-intelligences-multiples/ (laboratoire de l’université de Lyon)

[2] Les travaux du Neuroscience in Psychiatry Network sont présentés dans l’article « L’orage cérébral de l’adolescence n’est pas un mythe », Damien Mascret, Le Figaro, 31 janvier 2020

[3] C’est le psychologue et économiste Daniel Kahneman qui a posé cette articulation, reprise par de nombreux chercheurs, notamment André Tricot (Précis d’ingénierie pédagogique). Mais Nick Chater, dans son ouvrage Et si le cerveau était bête (Plon, 2018), la rejette frontalement: « Là où nous imaginons qu’il existe peut-être deux systèmes de pensée en conflit […] nous constatons qu’il n’y en a qu’un, s’efforçant cycle après cycle d’imposer un sens à nos signaux sensoriels. ».

[4] Ce mécanisme a notamment été mis en évidence par Olivier Houdé, Apprendre à résister, éd. Le Pommier, 2014

[5] L’intelligence, mythes et réalités, Christine Sorsana et Valérie Tartas, Retz, 2018

[6] Nick Chater, Et si le cerveau était bête ? (op. cit.); Dan Sperber et Hugo Mercier, L’énigme de la raison, Odile Jacob, 2021

[7] Par exemple, pour l’accès au raisonnement en Mathématiques ou en Histoire-Géographie.

[8] Qu’est-ce que la charge cognitive ? article du grand André Tricot dans la revue de la Fondation « La main à la pâte » (Académie des sciences, normales sup…), 7 janvier 2020

[8] Jean-Philippe Lachaux, Les petites bulles de l’attention: se concentrer dans un monde de distractions, Odile Jacob, 2016

2 commentaires sur « Raisonnement des élèves et charge cognitive »

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