Florilège de livres pédagogiques du Québec

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L’édition pédagogique au Québec bénéficie de l’implication de plusieurs éditeurs, dont les catalogues croisent approche théorique, conseils pratiques et traitement des questions polémiques. Un vrai bonheur.

Voici donc une courte sélection, classée par maisons d’édition, de ce que nous propose la Belle Province.

Presses universitaires du Québec

Voici la première maison d’édition universitaire impliquée dans la pédagogie. Son catalogue est très fourni.

20 formules pédagogiques

Danielle Marquis, Louisette Lavoie, Gilles Chamberland, PUQ, 2000, ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2760507968

Ici voici un ouvrage au raz du cours, qui entre dans l’intime de nos gestes professionnels. Pêle-mêle, voici des réflexions sur enseigner par le jeu, par études de cas, par équipes, par exercices, de façon magistrale…

Un peu ancien mais absolument unique dans son approche ! Comme quoi des universitaires peuvent aider à penser au plus près des actes professionnels.

Presses de l’université de Laval

L’autre maison d’édition pédagogique universitaire, au catalogue particulièrement riche, de l’éthique aux questions pratico-pratiques, du primaire au supérieur, abordant notamment les questions de religions, de rapport des enseignants à leur travail… Difficile de choisir.

Les violences en milieu scolaire : définir,prévenir et réagir

Claire Beaumont, Benoît Galand, Sonia Lucia, PUQ, 2015

Cet ouvrage permet de croiser les travaux de chercheurs français, belges, suisses, espagnols et québécois, ce qui est déjà une première et utile mise en perspective. Il s’inscrit ensuite dans une logique qui n’est pas uniquement descriptive mais aussi ancrée dans les dynamiques d’action et de prévention. Un travail donc très utile.

Rapidement, voici d’autres ouvrages qu’il méritent aussi d’être mis en avant:

Les inégalites scolaires, Actes de la 2e édition de l’université d’été francophone sur les inégalités scolaires, Catherine Dumoulin, Éditeur PU Laval, 2019, ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2763742243

Une réflexion utile sur un sujet paradoxalement peu documenté, comme le montre le dossier consacré à ce sujet dans ce site.

Le travail enseignant à travers le prisme de l’expérience : Connaissance, apprentissage, identité, Malo Annie,  Desbiens Jean-François,  Coulombe Sandra,  Zourhlal Ahmed, Éditeur PU Laval, 2019, ISBN : 9782763738406

Comment prendre en compte l’expérience des enseignants, notamment dans les formations qu’on dispense. Eh oui, ce métier s’apprend aussi dans la pratique !

– La vogue des compétences dans la formation des enseignants: bilan critique et perspectives d’avenir, Maurice Tardif, Jean-François Desbiens, Éditeur PU Laval, 2014,

Afin de prendre un peu de recul sur les modes pédagogiques, un travail rare d’histoire ou d’introspection, de retour d’expérience et de projection. Une démarche de croisement de la recherche et des faits, trop souvent négligée…

– Les approches interculturelles en éducation , entre théorie et pratique, Akkari Abdeljalil,  Radhouane Myriam, Éditeur PU Laval, 2019, ISBN : 9782763743837

Une approche internationale (Etats-Unis, Canada, le Brésil, Suisse, France), entre approche théorique et pratique.

Editions Chenelière

Editeur spécialisé dans les livres et manuels scolaires, Chenelière propose des ouvrages vraiment au plus près des besoins des enseignants, un catalogue qui fait envie. Voici deux exemples pour le rapport aux élèves.

– La pyramide des interventions sur le comportement, Guider chaque élève vers la réussite scolaire

Tom Hierck, Charlie Coleman, Chris Weber, éditions Chenelière, Éditeur Chenelière Education, 2013 ISBN-13 978-2765037644

Un ouvrage qui réfléchit à une approche cohérente afin de répondre aux comportements inappropriés des élèves, par-delà la « discipline ». Parler explicitement et s’appuyer sur les faits, travailler en équipe, envisager un cercle vertueux de renforcements positifs et de comportements de remplacement… Viser la réussite de chacun. Un outil qui peut aider à reprendre en main des situations complexes, à renouer avec une vision positive.

– Pour une meilleure gestion de classe au secondaire

Stephane Levasseur, éditeur Chenelière éducation, 2020

Une approche pratique pour anticiper ou pour reprendre le contrôle dans la classe.

JFD éditions

Un grand éditeur québecois de sciences (dont les sciences humaines), qui a une très riche collection en pédagogie.

– La pensée critique expliquée par des didacticiennes et des didacticiens de l’enseignement supérieur

Georges Kpazaï, éditions JFD, 2018, ISBN 9782924651780

Cet ouvrage est certes centré sur le début du supérieur, mais il présente une réflexion sur les fondements de l’esprit critique et envisage son enseignement. Un domaine complexe où ce genre d’approche globale est rare.

Editions Ecosociété

Pour finir, un ouvrage autre maison d’édition, qui présente une réflexion intéressante.

– Pédagogie pour des temps difficiles : Cultiver des liens qui nous libèrent

Georges Kpazaï, éditions Ecosociété, 2021, ISBN 9782897196356

Une réflexion plus large, qui replace l’enfant et le système éducatif dans la société. L’émancipation individuelle doit renouer avec le fait de retisser les liens qui nous unissent. Ou comment revenir au fondement de notre acte éducatif, qui élève le jeune. Science sans conscience…

AQPC

Finissons avec l’Association québécoise de pédagogie collégiale. Au Québec, le niveau collégial est à l’articulation entre les années du Secondaire (en France : le lycée) qui s’achèvent à 17 ans, et l’université.

Cette association est très engagée, en faveur de l’égalité ou du Développement durable, d’où l’ouvrage sélectionné. Il y a tellement peu de livres sur le sujet en France (comme on le voit dans le dossier qui y est consacré ici) !

Enseigner et participer au changement. Le développement durable au collégial

France Levesque, Véronique Biisaillon, éd AQPC, 2016, ISBN 978-2-921793-54-4

L’approche est bel et bien celle du Développement durable (et non juste l’environnement), et propose des réflexions et des pistes concrètes pour intégrer cette dimension à l’échelle de cours, de projets, de séquences. Une pépite.

Le stress des élèves à l’école : des mécanismes de la peur de l’échec aux phases du deuil

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La montée d’un stress global chez les élèves est une donnée majeure de l’après-COVID, mais aussi de l’après réforme Blanquer au lycée qui a vu l’implication bien plus forte des élèves de Première dans leur réussite (la pression « Parcoursup » devenant omniprésente), alors que ce niveau était auparavant marqué par un certain dilettantisme. On parle aussi désormais d’éco-anxiété… Mais à une échelle individuelle il peut y avoir un stress post-traumatique, par exemple chez des enfants réfugiés politiques venant de zones de violences [1]. Les facteurs du stress sont donc innombrables, variés dans leur nature et leur intensité.

Egalement innombrables sont les situations des élèves face à ces facteurs de stress, selon la présence ou non de troubles cognitifs, selon le milieu sécurisant ou non…

Les conséquences sur la capacité de travail du cerveau (mémorisation, compréhension…) du stress sont largement documentées.

Il sera ici question des mécanismes généralement observés de réaction face à un stress [2].

En effet, il est nécessaire pour l’enseignant de connaître ces mécanismes, qui apparaissent aussi bien dans les postures de réaction devant une évaluation que devant un drame, pour comprendre les réactions des élèves et pourquoi pas travailler avec eux sur ces mécanismes.

Le premier schéma nous présente le « syndrôme général d’adaptation ». Le stress est en effet, ab initio, une réaction face à une atteinte. L’organisme commence par subir un moment de surcharge cognitive : il allait de manière nominale, et voici qu’un événement vient tout perturber, demande une réflexion intense, sous le coup d’émotions puissantes. C’est trop, on est en état de choc.

Alors l’organisme se sur-mobilise. Il sécrète des hormones (la fameuse adrénaline, par exemple) qui vont permettre au cerveau de penser plus vite, tout l’organisme va être plus oxygéné, tandis que les fonctions support sont mises entre parenthèses (digestion…). Mais cela ne peut durer, et vient ensuite une phase de fatigue, avant qu’on ne revienne à un état normal.

Or les élèves bien souvent méconnaissent ces mécanismes [3]. Ainsi, face à une agression dans la cour de récréation, ils peuvent s’estimer « nul.le », faute d’avoir su répondre instantanément à l’agresseur. Quelques instants plus tard l’évidence de ce qu’ils auraient du faire leur apparaît. Trop tard. Leur estime de soi en est durablement altérée. S’ils savent que c’est normal, que leur agresseur était déjà au pic d’adrénaline, qu’il avait un temps d’avance, ils réalisent qu’ils sont juste normaux.

Toutefois, ce schéma ne convient qu’à une partie des atteintes subies. Le stress aigu est adaptatif. Il comporte un mécanisme de rétro-contrôle de l’efficacité de la réponse, comme on vient de le voir. Mais il est des facteurs de stress qui agissent à bas bruit, sans que l’organisme ne s’en aperçoive, sans qu’il ne déclenche la sur-mobilisation. Un moment arrive où la charge devient excessive, et le cerveau se mobilisant a bien plus de mal à trouver une issue. L’adaptation ne se faisant pas ou mal, l’individu est perturbé.

Les facteurs de stress doivent donc être appréhendés selon leur intensité et leur fréquence.

Paradoxalement, comme le montre le schéma 2, l’absence de stress peut être facteur d’ennui. Une petite dose de défi, voire un léger risque (si l’enseignant sait que l’élève peut la surmonter ; ex : lancer une évaluation si l’on pense que les élèves sont prêts) contribuent au progrès scolaire. On sort de sa zone de confort.

Mais si le stress est trop intense ou trop fréquent, il génère fatigue, anxiété, voire dépression (on parle aujourd’hui de « burn-out », même pour les élèves [4]). Il est important d’identifier les signes de cet état d’épuisement :

  • certains relèvent des émotions : insensibilité au monde, irritabilité, sentiment de vide
  • certains relèvent des idées : se penser incapable d’être à la hauteur
  • certains peuvent être physiques : fatigue, tension musculaire, maux de tête, sommeil troublé

Des conduites peuvent être associées : attirance vers les substances addictives, baisse de l’empathie, repli, impulsivité excessive voire agressive [5].

Revenons au cas le plus fréquent, lorsque l’individu subit une atteinte explicite (pour le groupe, c’est une mécanique différente). Une fois en mesure de réagir, que fait-il face à la menace ? Plusieurs stratégies s’offrent à lui, comme le montre le schéma 3. Résister ? Céder ? Fuir ? Et jusqu’à nier l’existence d’une menace, ou la gravité de ladite menace.

Cette dernière réaction peut sembler étonnante, mais le rejet des vaccins contre le COVID avait le plus souvent comme origine une peur panique de la maladie, poussant à croire tous les récits relativisant la menace ; la vente de vaccins était donc interprétée comme une manipulation, ad minima intéressée (laboratoires), au pire comme dangereuse.

On voit les conséquences qu’ont rapidement ces stratégies. Certaines conservent dans le monde, en position d’acteur ou de victime (ce qui est destructeur de l’estime de soi !). D’autres laissent en marge (la fuite), voire dans un monde parallèle, « fake », pour la négation.

Les postures vis-à-vis de l’école qui en découlent sont lourdes de conséquences, chez les parents comme chez les élèves. Combien de blocages ont la peur systémique comme origine, et nous nous arc-boutons sur des exercices non faits…

Enfin il nous faut aborder un cas critique, le mécanisme du deuil. Il s’agit d’une atteinte immédiate, que l’on ne peut ni nier ni fuir ; cela ne s’applique donc pas uniquement à un décès, mais aussi à des ruptures irrévocables par exemple.

De manière canonique plusieurs étapes sont énoncées :

  • l’incrédulité (ne pas y croire, ne pas confondre avec le déni massif)
  • la colère, la recherche d’un.e responsable
  • le marchandage, pour limiter la gravité de la réalité
  • l’abattement
  • l’acceptation

Bien entendu, il n’est pas question d’affirmer que tous les humains passent systématiquement par toutes ces phases. Chaque deuil est unique, dans ses étapes (souvent entremêlées), sa durée (plusieurs traditions pour un décès posent un mois, les psychologues sont plutôt autour d’un an). Il ne s’agit ici que d’un cadre global.

Pour aller plus loin, on peut réfléchir aux mécanismes de la résilience et de la croissance post-traumatique, en cliquant ici.


[1] Comprendre les facteurs de risque et soutenir les familles après des événements traumatiques, Florence Askenazy, Arnaud Fernandez, Morgane Gindt, dans Perspectives Psy 2023/3 (Vol. 62), pages 237 à 243

[2] Pour une définition du concept de stress et de son histoire dans un cadre enseignant: Mécanismes du stress et coaching de jeunes

Pour une approche liant enseignants, élèves, parents : Le stress des élèves et des enseignants, le prévenir pour redonner confiance en l’école, Jean-Louis Auduc, dans La santé à l’école (2021), pages 97 à 112

Pour une réflexion sur le stress comme mécanisme d’adaptation (« coping ») : https://www.irepspdl.org/_docs/Fichier/2015/2-150316040214.pdf

[3] Le stress est abordé dans le programme de SVT, en Terminale tronc commun.

[4] Une psychologue de l’orientation a particulièrement cherché sur ce point : Aline VAN SOETERSTEDE

[5] Un document du MEN (Eduscol) visait à aider les enseignants à identifier les signes de stress chez leurs élèves.

Courte bibliographie

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Deux obstacles se dressent lorsque l’on cherche à se documenter sur les inégalités sociales dans l’enseignement.

Le premier est la rareté des ouvrages, dans la mesure où les auteurs de référence (de Freinet à André de Péretti), s’ils restent des appuis fondamentaux à toute réflexion, ne sont plus au cœur des débats actuels. « On ne trouve pas d’ouvrages traitant de façon frontale la question des liens entre la pauvreté, voire la grande pauvreté, les inégalités sociales et l’école. » (Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la direction de Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021 ). Il faut remonter à 2015 pour trouver un dossier des Cahiers pédagogiques sur le sujet, pourtant peu suspects de ne pas s’intéresser à la question (Ecole et milieux populaires, coordonné par Florence Castincaud et Jean-Pierre Fournier- Mars Avril 2015, n°520).

Fort heureusement, depuis cette date, la situation change.

Le second est le choix des domaines, mots clefs concernés par ce sujet, avec des approches qui ne concordent pas toujours : Inégalités scolaires, école juste, injustice, mobilité sociale, curriculum, sociologie de la pédagogie, sociologie de l’éducation…

Voici donc un état des sources les plus pertinentes, restreint.

Le fondement de tout travail, en France, reste ce dossier, initié par le grand spécialiste du sujet, Jean-Paul Delahaye :

Le dossier du CNESCO de 2016 : Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?

Il est composé de multiples articles, dont :

  • Dossier de synthèse
  • Les inégalités scolaires d’origines sociale et ethno-culturelle : une possible amplification ? Des politiques françaises en matière d’éducation centrées sur l’individualisation, la personnalisation plus que sur le collectif : quels effets sur les apprentissages des élèves ? Marie Toullec-Thiery
  • Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Pratiques scolaires dominantes et inégalités sociales au sein de l’école, Elisabeth Bautier
  • Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Education prioritaire, Manon Garrouste, Corinne Prost
  • Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine

Le seconde méta-analyse est la publication en ligne de l’Université de Genève en 2021: Penser la justice sociale en éducation : enjeux théoriques, politiques et pédagogiques, dans la revue L’éducation en débats, analyse comparée (volume 11, n°1 2021) disponible ici.

On y trouve notamment :

  • Editorial. Penser la justice sociale en éducation : enjeux théoriques, politiques et pédagogiques ; Myriam Radhouane, Stéphanie Bauer, Florie Bonvin, Katherine Maleq, Karelle Stiassny
  • Les angles morts des travaux sur l’inclusion scolaire à la lumière de la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser, Marjorie Vidal, Marilybe Boisvert, Flavio Murahara, Corina Borri-Anadon, France Beauregard
  • Les apports de la perspective fraserienne pour comprendre les enjeux de justice sociale en éducation, Stéphanie Bauer, Myriam Radhouane
  • La perception des inégalités et la promotion de la justice sociale par de futur-es enseignant-es issu-es de la migration, Olivier Delévaux
  • L’école et la justice sociale. Une étude de cas autour de No child left behind, Georges Felouzis, Mélanie Savioz

Trois ouvrages récents ont renouvelé la réflexion sur les inégalités dans l’enseignement :

  • Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres ; pour une école républicaine et fraternelle, éd. Le bord de l’eau, 2022, une synthèse militante
  • Bernard Lahire, Enfances de classe , éd. Le Seuil, 2019, approche sociologique
  • Grande pauvreté, Inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la direction de Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021, qui comporte des chapitres vus du terrain

Enfin l’Observatoire des inégalités a produit un article sur le sujet :

Les inégalités sociales, de l’école primaire à la fin du collège, 1er septembre 2023

Par ailleurs, il peut être intéressant de s’appuyer sur quelques sources de référence :

Enfin, puisque c’est un sujet qui ne touche pas uniquement la France, loin s’en faut, citons par exemple pour le Québec :

  • Les inégalités scolaires, Actes de la 2e édition de l’université d’été francophone sur les inégalités scolaires, Catherine Dumoulin, Éditeur PU Laval, 2019, ISBN-13 ‏ 978-2763742243

Une action renouvelée face aux inégalités sociales et scolaires

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A/ S’attaquer aux REP ghettos

B/ L’approche par les enseignements

C/ Former, soutenir les enseignants

D/ Adapter le budget à la lutte contre les inégalités scolaires

E/ Et ailleurs ?


Bien entendu, il y a autant de propositions que d’auteurs. On peut ainsi lire les préconisations du CNESCO au sortir de son études sur les inégalités [1]. Nous essaierons ici un rapide tour d’horizon.

A/ S’attaquer aux REP ghettos

Face à ce qui paraît de plus en plus comme l’échec de la politique d’éducation prioritaire, on trouve parmi les réponses possibles :

  • oser vraiment l’éducation prioritaire : y placer des enseignants formés, empêcher les départs
  • changer l’école : oublier l’ « éducation prioritaire »[2]

Le rapport du CNESCO [3] tranche cette question en exigeant de fermer les collèges-ghettos. Il faudrait intégrer les élèves de ZEP dans les autres collèges, sans pouvoir compter sur une formation ni sur du temps supplémentaire.

Ce ne serait pas facile dans un système habitué à particulièrement bien fonctionner pour 50% des élèves mais qui est déjà à la limite du burn out avec plus de 25 élèves par classe et 30% d’élèves à dispositifs adaptés, donc en une grande fatigue professionnelle.

Deux expériences ont été menées. [4]

Une à Paris, où le logiciel d’affectation des élèves (Affelnet) a vu ses paramètres modifiés, afin de renforcer la diversité sociale afin de créer des secteurs « multi-collèges » dans les XVIIIe et XIXe arrondissements.

L’autre, plus radicale, a eu lieu à Toulouse, avec la fermeture des deux collèges du quartier du Mirail, le plus pauvre de la ville. Les élèves ont été ventilés dans les autres collèges et deux nouveaux établissements ont été construits. Mais cela a pris un temps considérable de concertation, sur 4 ans. Il a fallu notamment aider les familles à pouvoir déplacer leurs enfants chaque jour vers ces établissements. La réussite a tenu à la détermination constante du Conseil général, pilote sur cette action, alors qu’au rectorat les interlocuteurs changeaient très souvent au gré des évolutions de carrières (en 4 ans, 4 recteurs, 3 directeurs académiques…). [5]

Mais dans les deux cas la réussite est patente. Les ex-élèves de REP réussissent mieux, les autres ne réussissent pas moins bien. Mais c’est une chirurgie fine. L’alternative serait une décision nationale, qui heurterait de front de puissants groupes de pression attachés aux REP.

Le ministère a choisi de prendre le problème par le côté en exigeant de l’enseignement privé, première voie de contournement des REP, qu’il accepte une plus grande part d’élèves issus de catégories populaires. On entrouvre, pour une minorité qui en a la volonté, la porte du ghetto.

B/ L’approche par les enseignements

[Nota : Lutter contre les inégalités sociales, comme tous les engagements demandés aux enseignants, peut se traduire par un surcroît de travail, de temps de réunions, à statut et salaire égaux. Ne seront donc ici prises en compte que les pistes qui s’entendent à charge égale.]

Une manière de lutter contre les inégalités sociales tout en contournant les obstacles de l’école peut être de s’appuyer sur… le hors école !

Les cours de soutien  sont plébiscités, on l’a vu, par les parents étrangers, mais aussi par les chefs d’entreprises ou les membres des professions libérales (3 fois plus que les ouvriers non qualifiés). 10% des élèves de 6e et 20% des élèves de 3e suivent des cours privés de soutien scolaire. Mais dans les études les résultats sont faibles sur les notes, un peu plus sur l’orientation en 2nde générale ( et non en 2nde pro).

De son côté le travail à la maison est socialement différencié : il bénéficie aux parents investis, de classes populaires ou des élites sociales, mais jamais au profit des plus en difficulté. En donner ? [6] Jean-Paul Payet fait l’hypothèse que même les parents ayant un parcours scolaire difficile peuvent aider leur enfant. Il faut les remettre en confiance : on n’attend pas d’eux qu’ils comprennent les cours, mais qu’ils accompagnent les efforts de leurs enfants. Bien souvent ils ne le savent pas, ont peur, sont tendus, visent une réussite qui n’est pas au rendez-vous et finalement jettent l’éponge. Ils ont besoin de retrouver leur confiance, leur vraie place. Les enseignants peuvent les y aider. [7]

Sur la question des contenus, maintenant, pour retisser le lien avec les parents et les enfants qui sont en difficulté (la plupart ont de bonnes relations !!), on peut poser la question en termes clivants : réhabiliter les cultures prolétaires ou enseigner les codes bourgeois ?

Bourdieu en son temps a rejeté l’égale dignité de la culture populaire : il a fustigé dans Les héritiers  l’« abdication » ; selon lui « l’illusion populiste pourrait conduire à revendiquer la promotion à l’ordre de la culture enseignée par l’Ecole des cultures parallèles portées par les classes défavorisées. » [8]

Mais de manière plus irénique, on peut donner confiance en ses propres armes tout en décodant les implicites scolaires et sociaux. Le premier combat n’est pas un combat de culture, c’est un combat de posture, de regard sur ses chances, d’effort consenti pour un but réel. Dès lors, chacun a un capital, de lutte ou de confort. Chacun a des combats à mener, il leur faut parfois du temps. L’école de l’égale dignité, c’est celle qui nie l’idée de handicap social ou culturel. Et qui ne fixe pas comme unique horizon l’idée de « tous patrons », qui respecte sincèrement la différence des trajectoires. [9]

Les pratiques pédagogiques peuvent aussi être retravaillées.

Plutôt que d’opposer pratiques « nouvelles » et pratiques « classiques », pourquoi ne pas varier les pratiques, notamment pour miser sur la cohésion entre élèves ? Et au lieu d’isoler les élèves en difficulté dans des dispositifs d’aide ou de les exposer au cours de la même façon que tous, pratiquer la différenciation au sein de la classe avec des enseignants formés et pourquoi pas une co-intervention de collègues spécialisés, comme cela se pratique dans les pays qui progressent contre les inégalités ?

L’enseignement formel des mathématiques, largement théorique, est reconnu par l’OCDE à la fois comme le moins efficace pour les élèves défavorisés (il n’est pas pour autant plus performant pour les élèves favorisés) et comme particulièrement présent en France. Ne peut-on rien faire ?

L’OCDE distingue aussi trois stratégies d’apprentissage inégalement efficaces:

  • la mémorisation simple (adoptée par les populations défavorisées)
  • faire un lien avec d’autres connaissances (élaboration)
  • définir des objectifs, s’autoévaluer (feedback) (adopté dans les populations favorisées) [10]

Combien de temps est consacré à l’accompagnement des élèves vers des méthodes de travail efficaces, en dehors des familles, en classe, maintenant que l’Accompagnement personnalisé est devenu une variable d’ajustement ?

C/ Former, soutenir les enseignants

Le choix de ce site est de ne pas aborder les dimensions périphériques à l’acte enseignant, comme les conditions de recrutement et de formation.

Par exception ici nous reproduisons les idées de celles ou ceux qui estiment que la formation des enseignants devrait inclure une sensibilisation aux inégalités sociales. En effet « la qualité de la formation des enseignants et des chefs d’établissement est la pierre angulaire de l’amélioration de la performance et de l’équité des systèmes d’éducation ». Or la formation des enseignants français est unanimement considérée comme insuffisante. [11]

Ce sujet était d’ailleurs un des axes de la réforme ayant donné naissance aux REP/REP+, à côté de la constitution d’un référentiel de pratiques efficaces alimenté par les enseignants et la recherche. Néanmoins les résultats ont été en-deçà des attentes.

Cet effort est une gageure, au vu du caractère déjà insuffisant de la formation initiale dans un métier où il y a tant de paramètres à maîtriser en même temps. D’autant que l’on ne pourra pas accroître le temps de formation  initiale : 70% des enseignants français ont un master, contre 45% en moyenne dans l’OCDE . [12]

Mais pour la formation continue ? Pas de formation obligatoire, incluse dans le service, contrairement à plusieurs pays européens. Le document ci-dessous, issu du rapport du CNESCO, est périmé mais faute de mieux il donne une première indication assez parlante…[13]

Si l’on laisse la dimension quantitative, regardons la dimension qualitative. Les enseignants français sont en effet trop peu formés à la pédagogie, le disciplinaire l’emporte malgré les réformes successives. Il peut être intéressant de dire les enjeux d’une éducation qui soit met en avant l’égalité des chances affirmée dans une perspective méritocratique, soit met en place des dispositifs de discrimination positive dans une perspective d’équité (ex : ZEP). Et plus globalement de donner une solide culture pédagogique générale, notamment en formation continue, quand celle-ci vise le plus souvent des dispositifs particuliers. Dans les pays qui ont amélioré leurs résultats, cette formation a été un point important.

Il ne saurait être question d’imposer un style pédagogique unique, puisque les études montrent que d’une part les élèves sont différents et leurs besoins changent, mais aussi que les enseignants ont des domaines d’excellence non rivaux mais complémentaires : certains enseignants sont forts pour faire progresser, d’autres sont plus équitables. [15]

Une manière de contourner le problème (il est vrai très difficile) de la formation initiale est d’apporter aux équipes le soutien d’enseignants spécialisés, plusieurs heures par semaine. Cela se fait à Singapour ou en Finlande, deux pays réputés pour leurs excellents résultats, à partir de postulats différents. [16]

D/ Adapter le budget à la lutte contre les inégalités scolaires

Si l’on peut espérer une hausse du budget du Ministère de l’Education nationale, ce n’est pas non plus l’hypothèse la plus probable. Et on n’envisage pas en France de solliciter les familles ou d’autres acteurs dans ce financement. C’est donc vers la redistribution de l’existant que se tournent les regards.

Un premier pas a été franchi, avec la décision de limiter la marge de manœuvre des lycées généraux et technologiques (avec concrètement des arbitrages à opérer entre options et accompagnement personnalisé, dans un contexte de baisse des dotations) dans le même temps où de plus en plus de classes du Primaire sont dédoublées.

E/ Et ailleurs ?

La France étant particulièrement mal notée par rapport aux autres pays riches (même si les dispositifs en place aident bien plus qu’ils ne pénalisent, ce serait bien pire sans eux, bien entendu), n’importe quel exemple étranger serait bon à prendre.

Bien souvent ce sont les pays nordiques ou certains pays asiatiques (Singapour, Japon, Corée du sud) qui sont montrés en exemple pour leurs excellentes performances en terme de justice sociale.

A Singapour ou en Finlande, par exemple, l’enseignant reçoit l’aide d’enseignants spécialisés (formés) dans son cours, plusieurs fois par semaine en fonction des besoins, afin de pratiquer la différenciation à flux continu. Cela avec des effectifs par classe bien moindres qu’en France.

Mais, outre le fait que ces exemples sont déjà largement documentés, les sociétés si différentes de la nôtre, et leur évolution plus complexe qu’il y paraît, peuvent motiver à chercher ailleurs. Il y a en effet, comme nous, plusieurs pays qui ont été choqués par leurs piètres résultats lors des premières enquêtes PISA, et ont pris des mesures fortes, comme l’Allemagne, la Pologne, les Etats-Unis.

Les pays anglo-saxons, en dépit de la réputation d’inégalité qui leur colle à la peau en France, ont mis en place de nombreux et lourds dispositifs, hélas bien trop peu connus ici, tant de par leurs réussites que par les apories qu’ils permettent de discerner.

Aux Etats-Unis, certes la structure fédérale multiplie les cas de figure. Ainsi dans le Massachusset, une loi interdit la présence de plus de 15% d’enfants issus des catégories les plus défavorisées dans une école.

Mais un gigantesque programme national a toutefois été lancé suite au rapport « A Nation at Risk », rendu public au début des années 1980 et qui révélait la dimension par trop inégalitaire du système scolaire américain, en terme de qualité des enseignements prodigués et d’inégalité ethno-raciale, et sa faible performance globale.

Le programme « No Child left behind » est donc lancé au travers d’une loi, votée puis signée en 2002 par le président G. W. Bush : les républicains y voyaient une manière d’accroître la productivité du système scolaire, les démocrates d’établir plus de justice. Un équilibre qui se voit aussi entre l’Etat fédéral, qui impulse une politique, et les Etats fédérés, qui ont une certaine autonomie pour gérer les fonds et écouter les revendications de leurs enseignants. [17]

L’Etat définit des critères de réussite des élèves et de niveau de formation des enseignants. Il fournit des fonds aux Etats, qui doivent définir les indicateurs pour attribuer ces fonds aux écoles. Les parents sont ciblés afin qu’ils connaissent mieux les enjeux scolaires, et puissent peser au travers de leurs choix (une aide qui vise donc principalement les catégories les moins aisées). Enfin les établissements doivent rendre des comptes, notamment en terme de diversité ethno-culturelle ou sociale, et de réussite des élèves. Un établissement dont les indicateurs seraient déficients serait dans un premier temps alerté, puis aidé, puis sanctionné. On est donc à la fois dans un poids accru de l’Etat et dans une mise en concurrence de type libéral.

Toutefois, la mise en place a été difficile. 38 Etats ont refusé ce programme. Chez les autres, plusieurs Etats ont investi l’argent davantage pour mettre en place des outils de suivi que pour aider les établissements ou les familles, et les sanctions (qui pouvaient aller jusqu’à la fermeture d’un établissement) n’ont pas été appliquées. Enfin plusieurs enseignants ont calé leurs pratiques sur les tests afin de garantir de bons résultats aux évaluations et ont porté leur attention surtout sur les publics proches des seuils de compétence, ce qui a appauvri les pratiques pédagogiques.

Une politique aussi considérable a donné lieu à de très nombreuses études, aux résultats complexes et débattus. Il semblerait qu’au final des résultats ont été positifs dans l’apprentissage des mathématiques, mais pas en lecture. Le gain très limité est principalement expliqué par le fait que cette politique s’est faite à budget constant, les établissements les plus fragiles n’ayant pas les moyens de modifier fondamentalement leurs stratégies, et ne pouvant pas être de ce fait sanctionnés.

Quant au Royaume Uni, les établissements reçoivent une note, décernée par l’Ofsted, organisme public chargé de l’inspection des établissements éducatifs. Or depuis quelques années des établissements obtiennent des notes exceptionnelles (par rapport à l’histoire de cette notation) par leurs résultats, mais aussi par leur exigence de mixité sociale.

Ainsi la Michaela Community school, au nord de Londres. ¼ d’élèves défavorisés, silence dans les couloirs et en classe. Repas avec chants et poèmes lus ensemble. En effet là où règne le chahut, il n’y a pas d’égalité sociale, car les enfants au cadre familial stable s’en sortent tout de même quand les pauvres sombrent. C’est pour cela que la plupart des enfants aiment une certaine dose de calme: elle est gage de sécurité, de réussite (le désordre est souvent lancé par une minorité qui se positionne en marge, et qui gagne par cercles concentriques une part croissante d’auditoire, comme on le voit dans la partie de ce site consacrée à la discipline).

L’arme principale : le compliment, et même les « bons points », qui encouragent le sens de l’effort. “Travaillez dur et soyez gentil” , “surtout quand c’est difficile”, peut-on lire affiché sur les murs.

On parle ici de “sévérité nouvelle” : compliments, sanctions, …poésie

Pas étonnant dans ces conditions que les élèves ressentent un fort attachement à leur établissement.[18]

Notes

[1] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, Les préconisations du CNESCO, CNESCO, 2016

[2] Choukri Ben Ayed, La mixité sociale contre l’éducation prioritaire : la fabrique d’une fausse opposition, in L’éducation prioritaire : une politique publique contre les inégalités ?, Administration & éducation 2019/4 (n 164)

[3] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[4] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, Pour une école républicaine et fraternelle, éd. Le bord de l’eau, 2022

[5] Marine Calazel, Une politique de mixité contre les fatalismes territoriaux : le cas de la Haute-Garonne, in Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la direction de Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021

[6] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[7] Jean-Paul Payet, Ecole et familles, une approche sociologique, De Boeck, 2017

[8] Stéphane Bonnéry, D’hier à aujourd’hui, les enjeux d’une sociologie de la pédagogie, Savoir/Agir, 2011/3 (n17)

[9] La distance par rapport à l’école est rapidement traitée de difficulté, comme aux débuts de la IIIe République les patoisants commettant des « fautes d’orthographe » qui n’étaient en vérité… que du patois. Jean-Paul Delahaye, Ecole, élèves des milieux populaires et conflits de loyauté, Revue Administration & Education, 023/3 (n175)

[10] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[11] Eric Charbonnier, OCDE, cité dans Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la dir. de Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021

[12] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, Pour une école républicaine et fraternelle, éd. Le bord de l’eau, 2022

[13] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[14] Jules Naudet, Mobilité sociale et explication de la réussite en France, aux Etats-Unis et en Inde, Sociologie 2012/1 (vol.3)

[16] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[17] Sur cet immense sujet, on peut lire notamment l’excellente synthèse : L’école et la justice sociale. Une étude de cas autour de No child left behind, Georges Felouzis, Mélanie Savioz (97-115), in Penser la justice sociale en éducation : enjeux théoriques, politiques et pédagogiques, L’éducation en débats : analyse comparée , volume 11, n°1 2021

[18] Au pays de Dickens, le retour en force des écoles strictes, The Economist, dans Courrier international, 3 mars 2023

La recherche des causes de l’aggravation des inégalités sociales dans l’enseignement après des années de progrès

Accueil>Enseignement et inégalités sociales>La recherche des causes de l’aggravation des inégalités sociales dans l’enseignement après des années de progrès

A/ ZEP, sectorisation, filières : un collège « unique » contourné

B/ La question des contenus enseignés 

C/ La faute du système : des investissements inadaptés

D/ La faute des parents et de la société : généralités, et le choc des écrans

E/ Le cas particulier des enfants issus de l’immigration


Lorsque, en accord avec les évolutions observées au sein d’une société, un système scolaire dérape, il est prévisible que tous les acteurs de ce système y concourent. Si l’on prend l’exemple des difficultés rencontrées par le collège, on observe rapidement que :

  • les parents choisissent l’établissement qui offre le plus de chances de réussite à leurs enfants
  • les enseignants préfèrent travailler dans un établissement où les conditions de travail sont confortables, dès lors que l’ancienneté leur en donne la possibilité
  • les chefs d’établissements jouent discrètement la concurrence avec leurs voisins
  • l’administration organise la diversification de l’offre
  • les politiques jouent le statu quo, tout bouleverser déclenchant des tempêtes [1]

Et puisque nous traitons ici du Secondaire, il peut être de bon ton d’incriminer l’éducation familiale et le Primaire… En effet les inégalités s’observent dès l’entrée en CP : 1/3 des enfants d’ouvriers ou d’inactifs sont dans les 10% ayant les moins bons scores aux évaluations. [2] Ou bien encore, comme l’écrit Daniel Bloch (ancien recteur et « père du bac professionnel »), le collège « n’est pas dans un si mauvais état qu’on le dit, alors que rien n’a été résolu au niveau de l’école primaire ». Il note que la France, dans un comparatif des pays de l’UE depuis 2001, est dernière à la fin de l’école primaire mais remonte ensuite pour le français et les mathématiques (milieu de classement).[3]

A se renvoyer le ballon, à chercher un coupable, on n’avance guère. Essayons donc de discerner quelques points d’accord.

A/ ZEP, sectorisation, filières : un collège « unique » contourné

Force est de constater que la démocratisation de l’enseignement s’est faite à filières constantes, au début du moins. Soit une structure destinée nativement à l’élite. Cette forme perdure, au travers de la filière « générale ». D’ailleurs les travaux de Bourdieu et Passeron, sur lesquels reposent les prescriptions destinées à favoriser la réussite des élèves issus de milieux défavorisés, traduisent les attentes de l’université, transférées sans remise en question au Secondaire.[4]

On voit là l’acceptation d’effectifs considérables par classe, et le choix de contenus eux aussi très lourds et abstraits (voir infra pour ce qui est des contenus). Les effectifs par classe en France sont les plus lourds d’Europe au primaire ( à égalité avec le Royaume Uni) et au collège (à égalité avec l’Espagne), quand l’horaire lycéen est un des plus élevés d’Europe et comporte très peu d’heures d’accompagnement (et depuis 2017 les heures d’accompagnement personnalisé sont utilisées librement par les établissements…).[5] [Ce point est néanmoins complexe : limiter le nombre d’heures de cours, c’est remettre l’élève entre les mains de familles aux investissements éducatifs très inégaux aussi…]

Le collège unique débutait sur des bases fort peu propices à la lutte contre les inégalités. Mais la façon dont on a tenté de corriger ce défaut a été de re-diversifier paradoxalement l’offre scolaire.

D’une part des établissements distincts ont été créés.

On a vu précédemment la naissance de l’enseignement prioritaire. Aujourd’hui un élève de Collège sur cinq est en éducation prioritaire. [6] Il peut être utile de rappeler que dès l’origine ses concepteurs alertaient sur la nécessité que ce dispositif soit transitoire ! L’éducation prioritaire n’était pas une politique de déségrégation, mais juste de limitation des effets néfastes de la concentration des inégalités dans certains quartiers. Les effets pervers, notamment de stigmatisation, étaient bien anticipés, et ils se sont déployés…

Les enseignants et les élèves ont fui dès qu’ils l’ont pu ces établissements étiquetés comme étant fragiles.

Les enseignants, le plus souvent jeunes, obtiennent une bonification pour les mutations, donc ils partent après 5 ans; la prime n’est pas assez élevée pour les maintenir. Fuis par les titulaires, ces établissements font appel à d’autres enseignants débutants, et à des contractuels. Quand ils en trouvent… Le non-remplacement peut faire perdre un an de cours du CP à la 3e selon une étude de fédération de parents d’élèves en Seine Saint Denis.

Faute d’expérience, et en dépit des efforts des équipes qui décident de rester, les méthodes pédagogiques sont au final moins efficaces pour les apprentissages complexes. [7]

De plus, s’ajoute le temps consacré au maintien de la discipline, bien plus important que dans les autres collèges : 21 % du temps contre 16 % en collège normal et 12 % dans le privé . En 3e, cela fait 1/2h de français en moins par semaine. Le climat scolaire est corrélé au niveau social de l’établissement bien plus en France que dans les autres pays de l’OCDE. Une fois de plus, le temps d’apprentissage effectif y est inférieur à celui des autres collèges. [8]

Dans ces conditions, la différence d’effectif par classe (3 élèves de moins par rapport aux autres collèges) est trop faible pour avoir un impact sur la qualité des enseignements dispensés.

Au total les résultats sont similaires en ZEP et dans les établissements au profil social identique non ZEP pour l’accès en 4e et en 2nde GT (70% des élèves défavorisés n’entrent pas dans le dispositif REP/REP+). Et au DNB  on n’a pas constaté de hausse des résultats…

Enfin, dans un contexte de forte hausse de l’immobilier (à l’achat comme à la location) qui a figé les lieux de vie selon les niveaux de revenus, la carte scolaire qui assigne les élèves d’un secteur à un établissement a eu des effets contrastés. Seules en effet les familles les plus mobilisées ont trouvé le moyen de contourner cette carte. Si l’enseignement privé n’a pas globalement un rôle significatif (ses effectifs nationaux n’augmentent pas depuis 30 ans), il joue localement fortement dans la fuite de familles très investies. Mais à un moment c’est aussi le Rectorat qui accorde les dérogations aux parents souhaitant placer leur enfant dans un autre établissement public…

Globalement, on a environ un élève sur 10 qui évite son collège par dérogation, et 2 sur 10 vers le privé [9] avec évidemment une sur-représentation de parents diplômés et de classes aisées. Cette stratégie va avec les stratégies de localisation du logement et de choix des activités des enfants, afin d’influencer les socialisations juvéniles au profit d’un entre-soi social.

Les classes se voient privées de leurs élèves les plus performants, ce qui nuit très gravement à la réussite globale : il est démontré que la présence d’une « tête de classe » bénéficie à tous les élèves. La dimension identitaire est aussi importante, bien que souvent non dite en l’absence de statistiques. Les enfants issus de l’immigration se retrouvent souvent majoritaires, par fuite des autres. [10]

12% des collégiens sont désormais dans un collège exclusivement défavorisé.

Toutefois, il est à noter que tous les assouplissements à structure égale de la carte scolaire ont aggravé l’évitement. Le problème n’est donc pas la carte scolaire, mais bel et bien la forme ZEP par elle-même.

Le bilan du CNESCO est particulièrement sévère: depuis 1975 se sont succédées les nouvelles réformes, mais il y n’y a pas ou peu d’évaluations des résultats, puis on re-réforme, et on reste sur les mêmes logiques, sur la « croyance en des orientations politiques non étayées scientifiquement ».

« Comment l’absence de résultats de ces politiques mis en évidence depuis 15 ans a-t-elle pu conduire à une telle continuité dans les politiques scolaires ? »

C’est l’enfermement des élèves qui est pointé comme la principale lacune :

« Aucune politique, aucune pratique pédagogique ne résiste aux effets délétères de la concentration extrême des difficultés scolaires et sociales dans des établissements ghettos » .[11]

Il y a également la contestation par quelques acteurs de terrain. Mais face à la puissance des défenseurs du dispositif ils ne peuvent étayer un bilan ou élaborer des contre-propositions. La sincérité des acteurs engagés dans ces ZEP finirait-elle par masquer l’échec d’un enfer pavé de tant de bonnes intentions ?

D’autre part des filières ont été maintenues au sein des établissements.

Face à la réforme Haby de 1975, qui créait un collège unique jusqu’en fin de 5e, nombreuses ont été les résistances et voies « d’adaptation à la diversité ». Il y a :

  • les filières professionnelles
  • les filières Segpa
  • les filières d’élite : section européenne, art, sport-études, allemand 1ère langue ; les langues anciennes (principalement le latin) ont constitué la principale filière refuge

Car bien évidemment, pour des contraintes de constitution d’emplois du temps, les directions ont dû créer les classes selon les options ou filières… 45% des collèges utilisent le jeu des options

25% ont des classes de niveau.[12] Dans ce cadre le renforcement de la liberté des établissements a souvent servi à réintroduire des options, et notamment des classes bi-langues en 6e en 2017, à moyens constants.[13]

Ces filières ont maintenu des processus de tri social, entre filières « exigeantes » privilégiées par les élèves et les parents aspirant à une forte réussite, tandis que les familles faisant confiance en l’école s’estimaient déjà heureuses lorsque leur enfant obtenait des résultats corrects dans le tronc commun… Les sociabilités autour des concurrences symboliques entre élèves étaient relancées.

[Les inégalités sociales à l’échelle des départements ou régions de France, ne relevant pas de la responsabilité des enseignants, ne sont pas traitées ici. Pour plus d’informations on peut consulter : Fabrice Murat, Les inégalités territoriales en matière d’éducation : les écarts entre communes en termes de milieu social et de réussite au diplôme national du brevet, Education & Formation, les territoires de l’éducation, DEPP, n°102, juin 2021]

B/ La question des contenus enseignés 

Les auteurs de « Contre l’école injuste » évoquent un imaginaire collectif français  de croyances entremêlées :

  • méritocratie républicaine
  • savoir organisé en matières anomiques
  • évaluation permettant de classer (sélectionner)
  • capacité de l’école à orienter l’élève vers la juste formation

Selon eux culture de l’école et culture des classes dominantes sont proches, l’école fabrique des filières de relégation.[14]

Selon eux, les pratiques enseignantes seraient marquées par une l’autosatisfaction de ceux qui sont convaincus de défendre les plus pauvres, sans jamais se demander si d’autres équilibres permettraient d’aller plus loin.

Or, surtout dans les pays anglo-saxons, s’est développée l’idée de curriculum : approche globale des objets qui appartiennent à une sphère éducative (programmes, contenus enseignés, modes de transmission…). Si l’on simplifie fortement les idées de Bourdieu, les inégalités viennent de la société, l’école les reproduit (les héritiers). Les sociologues restent en-dehors de la classe

domaine des didacticiens et des psychologues, qui ne se questionnent pas sur le légitimité des savoirs enseignés. Peut-être serait-il opportun de se pencher sur ce cœur de l’acte pédagogique ?

Pour identifier le rapport entre les savoirs choisis pour être enseignés et le pouvoir, pour identifier un « curriculum caché » (des compétences ou valeurs relevant de la connivence).[15]

La critique de l’acte pédagogique du point de vue des inégalités sociales s’est attachée à plusieurs domaines.

Le principal est le haut niveau de maîtrise de la langue écrite (un haut niveau de « littératie » – anglicisme-) attendu lors des exercices. Or cette maîtrise est la marque de fabrique des classes aisées, aller dans ce sens augmente les inégalités.

Cette exigence se trouve dans les exercices des manuels : demandes formelles d’accomplissement, injonction à construire un savoir, conclure, généraliser, décontextualiser-recontextualiser… Des exercices qui travaillent la complémentarité, les parallélismes, les contradictions, offrent des « clins d’oeil » hautement allusifs, et proposent moins de redondances, d’illustrations.

La difficulté de ces compétences est minorée, lorsqu’elle n’est pas dévalorisée selon les auteurs de l’étude. En fait selon eux on anticipe ce qui sera attendu des élèves dans les niveaux supérieurs ! [16]

On retrouve cette montée en abstraction dans les programmes, de plus en plus notionnels.

Les savoirs déclaratifs (pas suffisants, mais nécessaires) reculent, tout comme la transmission, la mémorisation, l’automatisation des savoirs et procédures. Les élèves ont pourtant besoin de moments de tissage collectif : de synthèse, d’institutionnalisation des savoirs.

En parallèle on observe une augmentation de la compréhension, de l’élaboration des savoirs, de la construction de raisonnements (inférence, causalité, conceptualisation) qui supposent de capacités hautement littératiées et plus d’autonomie comportementale et intellectuelle.[17]

Ainsi les programmes d’Histoire-Géographie s’intéressent plus aux structures économiques et sociales et moins au récit et à la description (pour ne rien dire des programmes de spécialité HGGSP, qui atteignent des sommets d’abstraction). Retenir compte moins, comprendre, mettre en lien davantage. L’appui fréquent sur des études de cas ( comme les jalons en HGGSP) demande de dégager les aspects généraux, les idées, exercices très complexe.

Dans le temps de travail, cela passe par l’emploi fréquent de documents écrits avec comme corollaire le recul de la parole du professeur. On observe plus d’échanges individuels de régulation de l’activité, par définition aléatoires selon les questions, les erreurs, et employant un vocabulaire plus familier, et moins de parole devant tous, s’appuyant sur le lexique disciplinaire, permettant la catégorisation des savoirs ; apprentissage instituant en quelque sorte.

Le paradoxe est que ce procès en injustice vise précisément les pédagogies actives, préconisées par les réformateurs du XXe pour lutter… contre les inégalités sociales ! [18] Elles reposeraient en effet, en réalité, sur une pédagogie invisible, elles laisseraient implicites les objectifs des méthodes. De telle sorte que les méthodes libertaires (autonomie, expression personnelle des élèves) , les pédagogies actives, seraient les plus inégalitaires. Pour prendre l’exemple des TPE de lycée général, les heures d’accompagnement n’étaient pas assez nombreuses, et le dispositif n’a pas essaimé dans les pratiques quotidiennes des enseignants (on revient sur le manque de formation de ceux-ci, qui explique en grande partie cette difficulté à modifier les pratiques, dans la partie ci-dessous). Les TPE ont accompagné la réussite croissante des classes aisées, et freiné les classes populaires en prenant du temps aux apprentissages plus cadrés qu’elles préfèrent.

Pour ces populations les moins « conniventes », avec un cadrage de l’activité moins étroit (les attendus sous-jacents n’étant pas enseignés), il y aurait un fort décalage dans la conception des attendus, de l’apprentissage . Eux qui considèrent que leur mission est d’exécuter la tâche, sans en connaître le but réel. (voir les inégalités de perception de la réussite scolaire, vue en première partie de ce dossier).

Ces élèves peuvent obtenir une certaine réussite au Collège, mais leur position se dégrade à partir de la 4e. S’ils arrivent au Lycée général, grande sera la désillusion. Mais il sera difficile pour eux de re-basculer vers une filière où la mémorisation et l’exécution sont davantage valorisées (les filières technologiques ou professionnelles). Ceux qui le font le vivent souvent assez bien, car ils sont enfin valorisés. Pour ceux qui restent, il faut espérer qu’avec la maturité les compétences attendues finiront par être acquises, avec de belles surprises en fin de Terminale. Mais pas toujours, et l’orientation sera douloureuse.

Mais la question reste ouverte : ces compétences sont-elles trop complexes, ou bien les méthodes pédagogiques employées n’en réservent-elles l’accès qu’aux 50% d’élèves en réussite ?

Les études montrent que ce qui est difficile pour les uns est difficile pour les autres, ce n’est pas une différence de nature mais de degré. Certains vont surmonter rapidement, certains le feront lentement, certains auront tellement de mal qu’ils laisseront tomber.

Différentes structures se proposent, mais elles ont chacune leurs lacunes :

  • Le cours classique se maintient largement, avec la même proposition pour tous. Or il s’avère discriminant pour les plus défavorisés, qui intériorisent leur « retard » : le cours dans sa forme classique nécessite en effet de nombreux prérequis, souvent appris en famille.
  • A l’inverse l’idée de regrouper les élèves en difficulté, identifiés suite à un repérage préalable (certains parlent de « médicalisation » : diagnostic-remédiation), pour leur donner une séance à part : celle-ci sera difficile à réintégrer au travail collectif, ces élèves n’accèdent donc pas, au final, aux apprentissages complexes. Une partie du travail se voit déléguée à d’autres professionnels, ce qui rompt encore plus la cohérence du travail et complique la structure pour les élèves fragiles, sans compter que ce dispositif n’oblige pas l’enseignant à modifier ses activités.
  • Il semble difficile (impossible) de concevoir des tâches spécifiques adaptées aux formes individuelles des besoins de chaque élève.

On le voit, la voie est étroite, entre travail collectif nécessaire et aides différenciées…

C’est d’autant plus difficile si le niveau de qualification pédagogique des enseignants n’est pas significativement augmenté, ceux-ci n’ont pas les outils pour faire évoluer leurs pratiques [19]

Au final on pénalise les enfants qui n’ont pas d’autre lieu pour apprendre que l’école.

On a ainsi en grande partie oublié la charge du Parti communiste français contre la pédagogie Freinet (dont le mouvement était pourtant proche du syndicalisme révolutionnaire et du communisme dans les années 50 !) et le GFEN. Un parallèle est posé entre l’organisation invisible de ces pédagogies et les valeurs des nouvelles classes moyennes : autonomie, tolérance, épanouissement individuel, esprit entrepreneurial… loin des représentations des classes populaires. Ces méthodes nouvelles sont accusées de faire obstacle aux apprentissages scolaires des enfants de classes populaires ! [20]

Gabriel Langouët [21] affirme que les méthodes traditionnelles sont le plus favorables aux enfants de milieux populaires (apprentissages méthodiques, par cœur) quand les enfants de CSP+ cherchent des occasions de briller, se distinguer (débats..). Le Parti communiste s’appuyait sur un intellectualisme (« l’opium des intellectuels » de Furet…), ses cadres se pensaient comme l’élite de la classe ouvrière, leur statut dépendait de la maîtrise d’une phraséologie et de concepts hautement abstraits, donc d’une réussite scolaire classique. Depuis les critiques se sont essoufflées. Mais comment ne pas les relire aujourd’hui ?

Car la question reste ouverte : quels savoirs transmettre, et comment ? Et surtout, dans quel but ?

Nous avons ici surtout abordé les méthodes, les compétences.

On se doute que le choix des savoirs enseignés est un autre champ de discussion social de premier ordre. Mais l’ampleur de la tâche dépasse la capacité de ce site…

Tout au plus se bornera-t-on à dire que les enseignements « fondamentaux » ne sont pas sacrifiés, puisqu’on y consacre en France 75% du temps de la scolarité obligatoire, contre 50% en Europe en moyenne[22], et que le sport serait un bon outil de réduction des inégalités : largement pratiqué en extra-scolaire par les enfants de milieux favorisés, il contribue à l’estime de soi et lutte contre l’obésité, un autre facteur d’auto-dénigrement des élèves issus des classes populaires.

Les savoirs scolaires sont bien une construction sociale. [23]

[faire le lien méthodes de cours magistral/exercice/actif]

C/ La faute du système : des investissements inadaptés

Difficile de s’y retrouver dans le périmètre du budget de l’Education nationale, l’un des principaux postes de dépense de l’Etat. Hausse, diminution…

Une première approche propose :

  • en 1995 : 7,7 % le Ministère de l’Education représente de l’ensemble des dépenses de l’Etat
  • en 2019 : 6,8 % le Ministère de l’Education de l’ensemble des dépenses de l’Etat

Les fonds sociaux des établissements auraient vu leur budget, de 73 millions en 2001, connaître une chute 32 millions avant de remonter à 49,6 millions en 2022.[24] Recul de l’investissement, fragilisation des plus faibles face aux plus résistants, hausse des inégalités.

Par ailleurs, on observe un recul du nombre de jours enseignés et d’heures de cours par semaine dans le primaire, mais dans le Secondaire le nombre d’heures reste très (trop ?)élevé. Cette évolution confirme un investissement paradoxal : on investit plus dans le Secondaire que dans le Primaire ! Si l’on compare à la moyenne de l’Union européenne, la France investit :

  • 10 % de moins pour le Primaire
  • 30 % de plus pour le Secondaire (beaucoup de matières et d’options)

Un autre comparatif arrive à un résultat similaire : le budget total de l’accompagnement éducatif de l’éducation prioritaire prioritaire reçoit la moitié du montant alloué à l’accompagnement éducatif des étudiants de classes prépas…

Difficile d’ailleurs d’établir un bilan de l’éducation prioritaire. Les différentes mesures coûteraient un milliard d’euros (primes, personnel supplémentaire..), mais en réalité un élève de l’enseignement prioritaire coûterait moins cher qu’un élève de centre ville : enseignants débutants moins bien payés, enseignants non titulaires (50% d’enseignants contractuels ou débutants dans le Val de Marne ou la Seine Saint Denis ! selon le CNESCO en 2018 [25]), absences non remplacées…

Au total, la France donne plus à ceux qui ont intégré les filières d’élite, sans se focaliser sur la réussite initiale de tous. Jean-Paul Delahaye parle même de « redistribution à l’envers », puisqu’un élève de milieu populaire recevra, en investissement éducatif de la nation, trois fois moins qu’un enfant de cadre qui après avoir fréquenté les coûteux établissements du centre continuera ses études plus longtemps.

D/ La faute des parents et de la société : généralités, et le choc des écrans

On peut s’interroger sur les styles éducatifs et les pratiques culturelles des parents, dans leur adéquation ou leur inadéquation avec les exigences de l’école (transmission d’une culture classique, du sens de l’effort ou de la confiance) [26]. On peut aussi se demander si la taille de la fratrie et la place qu’on y occupe jouent un rôle. Mais l’étude montre que les différences de milieu social pèsent infiniment plus que ces éléments, très difficiles à interprêter [27].

Mais nous nous concentrerons ici sur une rupture apparue au cours des dernières années.

Nous commençons à subir l’effondrement cognitif lié à l’emploi massif des écrans par les jeunes parents et leurs enfants (on en est donc à la 2e génération, les effets s’additionnent). Il est désormais clairement établi que les écrans, se substituant aux interactions humaines, ralentissent le développement des enfants, avec jusqu’à deux ans de retard langagier (cette compétence tant exigée à l’école). Les orthophonistes sont inondés d’enfants n’ayant aucun trouble, juste un retard dû aux écrans.

Mais tous les enfants ne sont pas concernés au même titre.

  • 16% des enfants à 5 ans et demi ont une utilisation élevée ou très élevée (72 minutes / jour)
  • 31% d’entre eux utilisent les smartphones ; ils regardent aussi plus la télévision…

Derrière ils auront 11 fois plus de temps devant tablettes ou ordinateurs que les enfants inscrits dans une « découverte en pente douce »[28].

Or 24% des enfants dont la mère n’a aucun diplôme sont dans ce cas, contre 10% pour ceux dont la mère a un diplôme supérieur à bac+2. Le critère le plus important  est bien le diplôme de la mère. Au sein des familles favorisées à fort capital culturel l’utilisation des écrans est assez élevée avant l’école, puis elle baisse fortement à l’entrée à l’école avec un fort contrôle parental.

D’ailleurs les enfants de la fraction qualifiée des classes populaires sont moins consommateurs que ceux de la fraction non qualifiée.

Les écrans amplifient donc les inégalités scolaires à tous les niveaux.

E/ Le cas particulier des enfants issus de l’immigration

[Nota : comme pour l’ensemble du propos, ce qui est écrit ici procède d’une lecture statistique et ne présuppose en rien des destinées individuelles. L’homme est libre, nous ne l’oublions pas.]

Globalement les élèves dont les parents sont immigrés ont des résultats inférieurs aux natifs. Néanmoins ce constat doit être lourdement précisé.

En effet, certes il y a de fortes inégalités en entrée de scolarisation : le milieu social des parents, très inférieur du fait de la migration (perte de statut, de capital financier, de réseaux d’appui, différence culturelle), qui pèse lourdement. Mais le niveau global atteint devient presque parallèle à celui des natifs en fin de scolarisation, quel que soit le milieu des parents. On note enfin un progrès avec la 2e génération. Donc le déterminisme social très fort des années 1990 reflue [29].

Le principal déterminant de la réussite, comme pour tous les élèves, est donc le diplômes des parents plus que milieu social (dont le déclassement à l’arrivée en France).

Toutefois, en dépit de ce progrès, le rattrapage est incomplet, et marque le pas désormais, même si les parents ont des études. Notamment on voit une stagnation pour les enfants issus du Maghreb.

D’autres facteurs limitants peuvent être invoqués :

  • Les élèves issus de l’immigration se concentrent dans des établissements d’où fuient les CSP+ (exemple : établissements classés REP).
  • L’orientation post-bac reste maladroite, par manque de modèles de réussite dans l’entourage.
  • Les enseignants ont des attentes scolaires inférieures, car ils prennent trop en compte les situations familiales fragiles (capital social, culturel, économique inférieurs, milieux allophones). [30]Les enseignants eux-même issus de l’immigration en témoignent. Rien qui relève de la xénophobie, aucun propos dégradant, mais on leur a présupposé des lacunes, on leur a proposé des orientations inférieures à leur potentiel en anticipant leurs difficultés à pouvoir suivre ou financer. Heureusement beaucoup témoignent de ce que leur a apporté la confiance apportée par certains enseignants , notamment par la valorisation à la fois des efforts pour s’intégrer et de la valeur de la culture apportée au tronc commun national.

Enfin ces observations générales doivent être appréhendées dans le cadre de fortes différences selon le pays d’origine [31]. Les enfants issus de l’immigration asiatique en réalité surperforment dans le système scolaire, avec un fort investissement parental bien souvent : ils sont 2,8 fois plus nombreux que les enfants nés en France à prendre des cours privés en plus de l’école.

Les enfants issus de l’immigration du Maghreb ou du Portugal  ont des résultats à ce jour toujours inférieurs à ceux des natifs, mais les écarts reculent, en parallèle du fait du recul des écarts de CSP et de niveau d’études des parents. Là aussi l’investissement des parents est significatif : les élèves issus du Maghreb suivent deux fois plus de cours privés que les natifs et demandent trois fois plus une orientation vers un bac général que les natifs à résultats égaux.

Enfin les enfants issus des immigrations les plus récentes, pour lesquels l’ascenseur social de parents déjà intégrés et diplômés ne joue pas encore, issus d’Afrique sub-saharienne, de Turquie, ont des résultats très faibles.

Notes

[1] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine, Université de Genève, in Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?, CNESCO, 2016

[2] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, Pour une école républicaine et fraternelle, éd. Le bord de l’eau, 2022

[3] Daniel Bloch, Si le collège doit mieux faire, il n’est pas dans un aussi mauvais état qu’on le dit, alors que rien n’a été résolu au niveau de l’école primaire, Le Monde, 3 janvier 2023

[4] Stéphane Bonnéry, D’hier à aujourd’hui, les enjeux d’une sociologie de la pédagogie, in

Savoir/Agir, 2011/3 (n°17)

[5] Dans la fabrique des savoirs scolaires, Interview de Philippe Vitale et d’Eric Mangez sur la question du curriculum, Ca manque pas d’R (web radio de l’IFE), épisode 47, 8 janvier 2023

[6] Alexia Stefanou, L’Education prioritaire, Synthèse de la DEPP, n°6, juillet 2022 file:///C:/Users/Utilisateur/Downloads/l-ducation-prioritaire-115861.pdf

[7] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Education prioritaire, Manon Garrouste, Corinne Prost, CNESCO, 2016

[8] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[9] Enquête de 2001 citée dans Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine, Université de Genève, CNESCO, 2016

[10] Pour une étude fine, on peut lire l’exemple des collèges de Melun, avec un taux d’évitement de 40% du collège de REP+ ! Jules Bodet, La ségrégation scolaire, un enjeu géopolitique, Hérodote n°170, 3e trimestre 2018

[11] Nathalie Moms (présidente du CNESCO, professeur de sociologie à l’université Cergy Pontoise), Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[12] source : Mixité sociale et scolaire et ségrégation inter et intra-établissements dans les collèges et lycées français, 2015, Ly S. T. et Riegert A., CNESCO, cité dans Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la dir. Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021

mais aussi Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine, Université de Genève, CNESCO, 2016

[13] Dans la fabrique des savoirs scolaires, Interview de Philippe Vitale et d’Eric Mangez sur la question du curriculum, Ca manque pas d’R (web radio de l’IFE), épisode 47, 8 janvier 2023

[14] Philippe Champy, Roger François Gauthier, Contre l’école injuste (imaginaire scolaire, repenser les savoirs), ESF, 2022

[15] Dans la fabrique des savoirs scolaires, Interview de Philippe Vitale et d’Eric Mangez sur la question du curriculum, Ca manque pas d’R (web radio de l’IFE), épisode 47, 8 janvier 2023

[16] Stéphane Bonnéry, D’hier à aujourd’hui, les enjeux d’une sociologie de la pédagogie, Savoir/Agir, 2011/3 (n17)

mais aussi Supports pédagogiques et inégalités scolaires, in Confrontations didactiques sous la dir. Stéphane Bonnéry, éd. REDLCT, 2015/2 (n° 20)

[17] Pratiques scolaires dominantes et inégalités sociales au sein de l’école, Elisabeth Bautier, Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? CNESCO, 2016

[18] « Il n’était pas facile d’être à la fois sociologue de l’éducation et militant pour une pédagogie nouvelle. » Henry Peyronie, Etre sociologue de l’éducation et militant pour une pédagogie nouvelle et populaire : une impossibilité théorique pour la sociologie de l’éducation dans les années 1980 et 1990 ?, in Les sciences de l’éducation – Pour une ère nouvelle, 2019/2, vol. 52

[19] Les inégalités scolaires d’origines sociale et ethno-culturelle : une possible amplification ? Des politiques françaises en matière d’éducation centrées sur l’individualisation, la personnalisation plus que sur le collectif : quels effets sur les apprentissages des élèves ? Marie Toullec-Thiery, Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? CNESCO, 2016

[20] Henry Peyronie, Etre sociologue de l’éducation et militant pour une pédagogie nouvelle et populaire : une impossibilité théorique pour la sociologie de l’éducation dans les années 1980 et 1990 ?, in Les sciences de l’éducation – Pour une ère nouvelle, 2019/2, vol. 52

[21] Gabriel Langouët,  Suffit-il d’innover , PUF, 1985

[22] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, op. cit.

[23] Jean-Claude Forquin, Sociologie du curriculum, PUR, 2009

[24] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, op. cit.

[25] cité dans Thomas Piketty, Capital et idéologie, éd. Seuil, 2020

[26]. Feyant Annie, Les effets de l’éducation familiale sur la réussite scolaire, Dossier d’actualité Veille et analyse, n°63, IFE, juin 2011

[27] François-Charles Wolff, Inégalités d’éducation et de position sociale au sein des fratries, Politiques sociales et familiales, n°111, 2013

[28] Les enfants de 6 ans et les écrans numériques, INSEE, France portrait social 2022

[29] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine, Université de Genève, CNESCO, 2016

[30] La perception des inégalités et la promotion de la justice sociale par de futur-es enseignant-es issu-es de la migration, Olivier Delévaux(78-96), in Penser la justice sociale en éducation : enjeux théoriques, politiques et pédagogiques, L’éducation en débats : analyse comparée (publication en ligne de l’Université de Genève), volume 11, n°1 2021

[31] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

mais aussi Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres, op. cit.

Le choc: les inégalités scolaires remontent

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A/ Un constat de persistance des inégalités scolaires dans le Secondaire

  1. Malgré les progrès, des inégalités persistent
  2. Les inégalités s’aggravent

B/ Les inégalités reviennent au cœur des débats

  1. Un renouveau de la recherche et de la réflexion (dont une renouveau du débat sur le mérite)
  2. Des questions scolaires en écho à des questions de société

A/ Un constat de persistance des inégalités scolaires dans le Secondaire

  1. Malgré les progrès, des inégalités persistent

L’école française depuis le XIXe s’est édifiée pour lutter contre les inégalités, dans une volonté collective de la nation qui dépasse les variations des régimes politiques. Et comme on l’a vu dans la seconde partie de ce dossier, de belles réussites ont été enregistrées.

Cette cohérence de la lutte contre les inégalités se retrouve dans les équilibres fondamentaux du pays : le taux de pauvreté est moindre en France que presque partout en Europe [1]. Les inégalités de revenus sont inférieures en France à celles des autres pays de l’OCDE. Ou dit autrement aucun pays ne redistribue autant d’argent.[2]

Et pourtant, une fois qu’on a vu tout cela… des inégalités demeurent, qui peuvent être rudement rappelées :

« Comment réagit un élu local chargé de la sectorisation scolaire quand on lui apprend que les statistiques de l’Education nationale ont livré leur verdict et font de sa collectivité un petit Johannesburg éducatif truffé de ghettos de pauvres et/ou de riches ? Il y a les étonnés comme Gaëlle Rougier, adjointe EELV à l’intercommunalité rennaise, deuxième agglomération française la plus ségréguée au niveau de ses écoles, pas franchement heureuse de cette mauvaise publicité faite à sa vertueuse métropole écologique et solidaire. »

Les inégalités se révèlent à chacun des caps d’orientation. Du collège aux filières d’excellence les écarts se creusent violemment.

[4]

Les enfants d’ouvriers (40,2% des élèves de collège en général) constitueront 73,1% des élèves de filières REP+, 70% obtiendront un bac technologique ou professionnel, quand 75% des enfants de cadres (ou d’enseignants) obtiendront un bac général… [5]

Et même l’échec est vécu différemment selon le milieu social : dans les milieux favorisés, il sera perçu comme un accident, lié à un problème personnel que l’on pourra compenser ultérieurement. Tandis que dans les milieux populaires, il sera vécu comme une rupture avec l’école ou comme le révélateur d’une incapacité individuelle, avec dépréciation de soi ; des visions qui fragilisent l’insertion dans la société, dans le collectif. [6]

Ces inégalités se retrouvent chez les décrocheurs, qui sont à 44% des enfants d’ouvriers et à 5% des enfants de cadres. Et parmi les enfants en situation de handicap, l’enseignement ouvert puis le lycée général sont plus souvent atteints si les parents appartiennent aux catégories aisées.

Le sociologue Pierre Merle parle de « démocratisation ségrégative »  ou de « démographisation » : on a ouvert l’accès, c’est bien, mais sans permettre à chacun d’y réussir de la même façon. Il y a égalité d’accès, non égalité des chances.

2. Les inégalités s’aggravent

Ce serait déjà triste, révoltant, même si l’on n’oublie pas le chemin parcouru. Mais il y a pire : la situation se dégrade sous nos yeux.

Depuis 2001, en comptant les moments de croissance et de crise, le COVID et les aides de l’Etat, le pouvoir d’achat mesuré selon les paramètres internationaux a continué à croître. Les personnes issues de l’immigration ont continué leur intégration et ont vu leur statut social s’améliorer.

Donc rien ne laissait supposer un recul de l’égalité dans le système scolaire. Nous sommes donc face à une aggravation du déterminisme social dans une période d’amélioration globale.

On a une bonne illustration de ce phénomène avec le climat scolaire. Depuis quelques années l’insistance portée sur la bienveillance, le travail sans cesse renforcé des CPE au sein des équipes, le travail des spécialistes des sciences cognitives au sujet de l’effet délétère du stress quand la confiance libère la réflexion, tout cela concourt à ce que les relations enseignants-élèves s’améliorent. Les enquêtes le confirment pour la décennie 2000-2009. Néanmoins le gain est observé principalement chez les élèves issus de milieux favorisés, comme le montre le tableau ci-dessous :

[7]

Ce constat se retrouve dans la maîtrise des compétences, avec depuis des années une part d’élèves qui ne maîtrisent pas les compétences basiques en hausse pour les élèves défavorisés mais en baisse pour les élèves favorisés. Un terrible effet ciseau, observé notamment dans les enquêtes PISA. [8] ainsi de la 6e à la 2nde l’écart de niveau ne réduit pas, voire s’aggrave. A l’arrivée en 6e, presque tous les enfants appartenant aux 20% les plus riches ont une bonne maîtrise du français, mais seulement ¾ des 20% les moins favorisés. C’est pire en mathématiques, où c’est seulement la moitié face à 9/10. A l’entrée en seconde : aucune réduction des écarts n’a eu lieu, voire même une aggravation légère s’observe.

Il y a donc un effet ciseau : l’école est efficace pour les enfants de milieux favorisés, inefficace pour les autres.

L’OCDE confirme cette évolution, avec des écarts qui se creusent dans son étude des résultats des élèves de 15 ans : la France est devenue le pays où l’écart est le plus criant, entre des élèves de milieux favorisés qui sont parmi les plus performants du monde, et des élèves de milieux défavorisés qui sont parmi les plus en difficulté des pays étudiés (ici les chiffres pour 2018). Insistons : depuis 2003 la France, d’un point de vue scolaire, est le pays le plus inégalitaire des pays de l’OCDE. Est-ce là notre projet collectif ?[9]

Dans ces conditions, bien entendu, les collèges se différencient de plus en plus selon les critères sociaux de leur recrutement, et l’accès au supérieur, s’il s’est ouvert, bénéficie surtout aux enfants de cadres dont la condition s’améliore plus encore, laissant loin derrière eux les enfants de milieux modestes.

[10]

B/ Les inégalités reviennent au coeur des débats

  1. Un renouveau de la recherche et de la réflexion (dont une renouveau du débat sur le mérite)

Les publications sur les inégalités ont connu un moment de recul très net. Les recherches et expérimentations des précurseurs, portant une école « nouvelle », « moderne », ont fait long feu. L’épuisement des enseignants motivés, l’épreuve des faits lorsque des dispositifs « innovants » se sont institutionnalisés, l’apparition de nouveaux champs de bataille (dont le genre, les sciences cognitives…) ont relégué la question sociale [Nota : nous nous attachons ici au seul champ de la recherche francophone].

Certes la mission sur la grande pauvreté à l’école confiée à Philippe Joutard en 1992 a accompagné la politique des ZEP.

Mais ensuite les publications se sont faites de plus en plus rares. Sursaut citoyen face à la montée des tensions, un Observatoire des inégalités (associatif) a été créé en 2003. Il produit de riches rapports, celui de 2020-21 comporte notamment une partie sur les enfants pauvres.

En réalité rares sont ceux qui, comme Jean-Paul Delahaye ont continué à pousser le thème des inégalités scolaires. C’est donc fort logiquement à lui que fut confiée la méta-étude commandée par le ministère de l’éducation en 2015 dans le cadre du CNESCO, qui signe le renouveau de la question, largement employée ici, et qui fait référence depuis.

Dans la foulée l’Indice de positionnement social (IPS) a été créé en 2016. Depuis une décision du tribunal administratif (13 juillet 2022) l’Education nationale doit le rendre public pour tous les collèges et écoles (pour les élèves de CM2).

Le thème était revenu dans le champ de la recherche pédagogique. Les années 2021-22 ont donc apporté des publications très importantes permettant d’approfondir la réflexion.

Tout d’abord en 2021 l’Université de Genève a publié une méta-étude, pendant de celle de 2016 du CNESCO, ouverte à des regards francophones et anglophones, et donc davantage marquée par l’approche de genre ou d’identité : Penser la justice sociale en éducation : enjeux théoriques, politiques et pédagogiques.L’éducation en débats : analyse comparée, volume 11, n°1 2021

Des livres importants ont aussi été publiés :

Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la direction de Choukri Ben Ayed, éditions Berger-Levrault, 2021, qui renouvelle l’étude pour la France et s’ancre solidement dans les pratiques et leurs retours d’expérience. Cette approche au plus près des pratiques peut être complété par Enrayer les mécanismes de l’exclusion, le numéro de la revue Dialogue du GFEN (Groupe français d’Education nouvelle), n°185, juillet 2022.

Enfin, last but not least, L’école n’est pas faite pour les pauvres, Pour une école républicaine et fraternelle, Jean-Paul Delahaye, éditions Le bord de l’eau, 2022, qui permet à son auteur d’affirmer clairement ses positions, fruit de décennies d’engagement.

De manière plus globale, le débat intellectuel a été marqué par l’ouvrage de Michael J. Sandel, La Tyrannie du mérite (publié en France par Albin Michel en 2021), constatant la captation de la réussite scolaire par les élites en place. L’écart se creuse non pas tant par le recul des plus pauvres que par l’ascension fulgurante des plus riches dans la mondialisation, grâce à leurs diplômes.

Tout cela s’inscrit donc dans une dynamique qui finit pas englober la Terre entière. L’ UNESCO suit cela de près, comme en témoigne son Rapport mondial de suivi sur l’éducation «Inclusion et éducation : tous, sans exception » en 2020, quand les autres années ces rapports abordent les migrations, les acteurs, le genre…

Le thème des inégalités scolaires s’est donc relancé, sur des bases bien moins politiques que dans les années 1960-90, si l’on excepte l’approche féministe-écologiste-identitaire, souvent résumée dans le terme « woke », qui est présente mais pas ici dominante ; et ce n’est peut-être pas un hasard… On serait plutôt ici dans le dans une logique bottom-up, partant des observations de terrain et des chercheurs. L’héritage des années de militantisme (1960-90) est, au mieux, négligé, souvent critiqué, au pire détourné (les écoles Montessori, dans le primaire, sont devenues des refuges de classes aisées, comme le montre Philippe Meirieu) [11].

Le discours sur les inégalités est même revenu dans le discours ministériel avec des annonces de Pap N’Diaye (mais ce site préfère se tenir à l’écart des orientations récentes et de leurs polémiques).

2. Des questions scolaires en écho à des questions de société

Depuis la mondialisation nos sociétés occidentales connaissent des évolutions complexes. Une petite élite mondialisée (1 à 5 % de la population) bénéficie formidablement de la mondialisation pour accroître ses revenus. Les classes supérieures et moyennes non mondialisées bénéficient peu de cet enrichissement. Mais indirectement le besoin sans cesse accru en cadres et personnels qualifiés (avec les progrès techniques et la mondialisation) a modifié la structure de l’emploi, au profit de personnes ayant des études supérieures. D’autant que ces catégories sociales votent, quand les catégories populaires s’abstiennent.

Dans une société dominée à tous points de vue (symboliquement, numériquement) par les diplômés, pas étonnant que les personnes ayant au plus un bac ou occupant des emplois en-dehors de la « hipe » numérique se sentent déclassées, reléguées. Avec le cortège de rejet des « élites », des « sachants », accusés de « mépris », dont la traduction dans les urnes affole les nouvelles classes dominantes, pourtant pleines de si bonnes intentions sociales.

La Tyrannie du mérite, de Michael J. Sandel, évoqué supra, est véritablement le point nodal de nos sociétés occidentales. Pour la moitié d’une classe d’âge, auxquels le lycée général a apporté un très bon niveau de performance en échange d’un travail intense, la réussite est la juste rétribution d’efforts scolaires. L’échec serait donc la signature de capacités inférieures, ou d’un manque de travail coupable. Tout le travail sur les facteurs sociaux de l’échec scolaire est à ré-enseigner, pour qui voudrait les entendre… mais les nouveaux gagnants le veulent-ils ? Thomas Piketty écrit : « La question des inégalités d’investissement éducatif et du manque de transparence démocratique à ce sujet est un enjeu qui concerne tous les pays, et fait partie des échecs socio-démocrates les plus importants […] » [12]

Pour ce qui est des « perdants », Mathias Millet évoque très justement ces « exclus de l’intérieur », pour qui le type de bac contraint d’assumer durablement une identité de « mauvais élève ». [13]

Cette fracture sociale est d’autant plus forte si l’on inclut l’enseignement privé, puisque bien des membres de « l’élite » l’ont fréquenté et n’ont donc eu qu’un fort lointain contact avec cette partie des populations aux destinées desquelles ils président, surtout si l’on songe avec la mise à l’écart via les ZEP.

Les Français ont parfaitement intégré cette évolution. 65% estiment que le système scolaire n’accorde pas les mêmes chances à tous. [14]

Notes

[1] Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la dir. Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021

[2] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres ; pour une école républicaine et fraternelle, éd. Le bord de l’eau, 2022

Voir aussi la première partie de ce dossier.

[3] Gurvan Le Guellec, Education : la vraie carte des inégalités scolaires en France, Le Nouvel Obs, 13 janvier 2023

[4] Source: https://www.observationsociete.fr/categories-sociales/education-categories-sociales/lycee-filieres-catergoriessociales/

[5] INSEE, Portrait social de la France, 2022

[6] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, CNESCO, 2016

[7] id.

[8] Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine, Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Université de Genève, CNESCO, 2016

[9] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres , op. cit.

[10] Les inégalités sociales, de l’école primaire à la fin du collège, Observatoire des inégalités, 23 février 2023

(11] Philippe Meirieu, La Riposte, pour en finir avec les miroirs aux alouettes : écoles alternatives, neurosciences, bonnes vieilles méthodes, éd. Autrement, 2018

[12] Thomas Piketty, Capital et idéologie, éd. Seuil, 2020

[13] Mathias Millet, article « Milieux poulaires » (scolarisation des élèves des), Dictionnaire de l’éducation, PUF, 2017

[14] Sondage IFOP pour la Fondation pour l’école, 2018, cité dans Jérôme Fourquet, L’archipel français, éd. Le Seuil, 2019

Deux siècles de progrès qui ont façonné notre système actuel

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Les discours sur les inégalités commencent invariablement par une dénonciation des injustices reposant sur les défauts de la structure en place, et aboutissent parfois à des propositions le plus souvent en forme de vœu pieu.

Mais pourquoi diable ne fait-on « rien » ?

Il peut sembler intéressant, au moment de travailler de manière opérationnelle sur la lutte contre les inégalités, de prendre en compte les choix qui ont été faits auparavant, dans leur sincérité, et de tenter un bilan qui verrait aussi le verre à moitié (aux 2/3 ? ) plein. Histoire de ne pas briser des dispositifs qui aident, en réalité, plus qu’ils ne nuisent. Notre époque compte assez de contempteurs…

La partie consacrée aux aspects généraux de la lutte contre les inégalités sociales dans l’enseignement a permis de dégager quelques grandes pistes. Interrogeons les choix anciens, selon qu’il sont respecté la diversité, promu l’ascension, ou mis en concurrence les élèves afin de dégager une élite.

  1. Les aspects quantitatifs: l’ouverture et les filières
  2. Des aides spécifiques
  3. Une rupture historique : l’amélioration de l’égalité sociale dans l’enseignement
  1. Les aspects quantitatifs : l’ouverture et les filières

Si on se limite au cas de la France, l’histoire du système scolaire est en large partie celle d’une politique visant à apporter le savoir et les compétences auprès du plus grand nombre, en fonction des considérations de l’époque. Un historique assez développé se trouve dans « Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité », dirigé par Choukri Ben Ayed [1].

Le premier axe a été d’ouvrir à des publics toujours plus larges des places à l’école, et en premier lieu à l’école primaire.

Le XIXe siècle a vu l’obligation pour toutes les communes de plus de 500 habitants d’avoir une école primaire pour les garçons (1833, loi Guizot), puis en 1867 (sous Napoléon III) Victor Duruy impose la même chose pour les filles tout en ouvrant la possibilité de la gratuité en autorisant à lever un impôt communal afin de payer ces écoles. La loi Ferry de 1881 rend obligatoire cette gratuité, mais elle rend surtout obligatoire la scolarisation : les plus démunis sont particulièrement visés, dans le cadre d’une lutte contre le travail des enfants.

[Cette fin du XIXe est d’ailleurs aussi une grande époque de développement de l’éducation populaire, qui vise à apporter la culture au peuple ; cela profite aux plus jeunes, mais pas uniquement. On retrouvera ce courant avec le Front populaire et Léo Lagrange, puis avec le mouvement des maisons de la culture.]

Le second verrou était le collège. Son accès y était payant, et conditionné par un examen d’entrée. Les plus pauvres (ne bénéficiant pas d’une bourse, ou ignorant qu’elle existait…) se voyaient orientés en fin de primaire vers le Certificat d’études, deux ans après les CM après que Jean Zay, le ministre de l’éducation du Front populaire, a porté l’éducation obligatoire jusqu’à 14 ans.

Ce n’est qu’en 1956 que l’examen d’entrée du Collège est supprimé, mais il reste plusieurs filières ; en 1975 est donc décidé le Collège unique, puis le pallier d’orientation en 5e est supprimé.

Le lycée n’est alors que le lycée « classique, moderne et technique », créé en1959. En 1968 est créé le baccalauréat technologique. En 1977 sont créés les lycées d’enseignement professionnel, qui deviennent lycée professionnels en 1985, l’année où est créé le baccalauréat professionnel en plus du CAP et du BEP, qui progressivement disparaissent.

Les portes du post-bac s’ouvrent à tous.

Un plafond de verre sautait. Ces jeunes partageaient désormais le même calendrier, avec le moment national des résultats du bac.

[2]

Toutes ces évolutions ont porté la part de bacheliers au sein d’une génération de 4% à 90%.

Les barrières non-scolaires ont été tout d’abord abolies, puis les nouveaux bacs ont haussé le niveau de publics jusque-là laissés sans possibilité de poursuite d’études. Mais on notera que le bac général a lui aussi bénéficié de ces progrès, passant de 4 à 20% d’une classe d’âge, pour en concerner aujourd’hui près de 50%.

  1. Des aides spécifiques

Les inégalités n’étant plus entre le dehors/dedans, elles ne s’observent plus qu’à l’intérieur du système scolaire. C’est un progrès, mais il fallait encore agir.

Ce fut la mission d’actions d’amélioration des structures et des pratiques. Il serait impossible ici, bien entendu, de relater toutes les mesures prises. Posons simplement quelques jalons.

La mesure phare fut la création des Zones d’éducation prioritaires, en 1981.

L’idée de donner plus à celles et ceux qui en avaient le plus besoin rompait avec le projet d’égalité au sein de la République. Mais elle coïncidait avec le constat d’une nouvelle géographie des populations en difficulté : longtemps elles étaient associées à la campagne défavorisée face aux villes ; désormais c’est dans certains « quartiers » que se concentraient les souffrances sociales, en une phase d’explosion du chômage et de naissance des questions sur l’intégration de jeunes nés des 2e-3e générations après l’arrivée du Maghreb dans les années 50-60.

Les établissements visés par cette politique se définissent par :

  • l’attachement à une zone où les critères sociaux étaient très inférieurs à ce qui était observé ailleurs
  • une dotation supérieure : nombre d’heures disponibles, personnels non-enseignants plus nombreux, rémunération et carrière des enseignants améliorées
  • des modalités pédagogiques différentes : petits effectifs, travail d’équipe

Ces filières ont concentré les élèves en difficulté sociales. Ainsi, par exemple, pour être éligible au dispositif RAR, il fallait que plus des 2/3 des élèves soient issus des catégories sociales défavorisées.

Les désignations ont changé, avec l’évolution de cette politique : ZEP, REP (réseau d’éducation prioritaire) en 1999, RAR (réseau ambition réussite) en 2006, ECLAIR (écoles collèges lycées pour l’ambition, l’innovation, la réussite) en 2011, puis REP+. On le voit cette politique a été suivie dans le temps, et a fait l’objet d’études, de modifications fréquentes par des gouvernements aux options politiques différentes.[3]

Au sein des établissements, le suivi des enfants à besoins particuliers n’a cessé de progresser. Si les programmes liés à des fragilités cognitives touchent également tous les milieux, ceux qui ciblent les difficultés scolaires ciblent principalement des enfants issus des milieux populaires  : filières Segpa, programmes de type PPRE, PAFI…

L’accueil des enfants en situation de handicap s’est lui aussi considérablement développé, avec les lois de 1975 et 2005.

Enfin, par-delà tous ces dispositifs, un Plan décrochage est lancé à partir de 1989, et a connu de nombreuses remises à jour depuis.

D’autres politiques ont elles aussi tenté de lutter, à l’échelle des méthodes pédagogiques, contre les inégalités sociales.

Dans le champ de la réflexion pédagogique, de nombreux courants ont mis en avant la nécessité de développer un apprentissage reposant sur le projet, avec un accompagnement plus proche. L’esprit critique en ressortirait plus développé (la visée d’une émancipation politique des classes populaires n’était jamais très loin). Les années 1900-80 n’ont pas été pauvres en pédagogues et mouvements promouvant ces combats.

Très bref florilège de géants de la pédagogie ou de mouvements:

  • Maria Montessori : Psychologue et pédagogue italienne, qui dès le début du XXe siècle s’attache à aider les enfants des milieux les plus pauvres de Rome avec une méthode qui repose sur le libre choix des activités, le respect du rythme de chacun, l’expérimentation.
  • Célestin Freinet : Instituteur proche du parti communiste. Après la 1ère Guerre mondiale il encourage à la fois la découverte du monde réel hors la classe, l’expression individuelle de l’élève, le travail de groupe. Son outil phare est l’imprimerie à l’école, objet d’expression, de manipulation, de travail collectif.
  • André De Peretti : Polytechnicien engagé (mouvance de la revue Esprit). Il devient une figure centrale de la pédagogie française et mondiale et développe l’idée de pédagogie différenciée (ici photographié avec François Muller, à droite).
  • Paulo Freire : Pédagogue brésilien. Il a poussé à l’alphabétisation dans les milieux les plus pauvres comme outil d’émancipation politique face à la dictature des années 1960, donc dans un rapport d’égalité entre acteurs, autour de sujets du quotidien.
  • GFEN : Groupe français d’éducation nouvelle, créé en 1922, qui défend les méthodes actives partant du réel et s’appuyant sur l’implication des élèves, l’interdisciplinarité, dans une perspective d’émancipation. [4]

On pourrait continuer l’énumération (pédagogie critique…), l’idée est simplement ici de prendre conscience de la centralité de la lutte contre les inégalités au sein des réflexions pédagogiques dans les années 1900-70.

En France, ces idées ont rapidement percolé au primaire, mais par-delà les initiatives individuelles il faudra attendre les années 2000 pour que des dispositifs apparaissent de manière institutionnelle dans le secondaire. [5] Etonnamment, c’est le lycée qui vit le premier dispositif relevant de ces méthodes actives se mettre en place : les Projets pluridisciplinaires à caractère professionnel (PPCP) en lycée professionnel, puis les Travaux personnels encadrés (TPE) en lycée général: les élèves, en groupes, réalisent un travail de recherche débouchant sur un écrit et un oral, en Première et en Terminale (comptant pour le bac).

Puis en 2010, toujours au lycée, est créé l’Accompagnement personnalisé : des créneaux sont pris sur les horaires des matières, et sont confiés à des enseignants, hors contrainte des programmes, pour apporter des réponses aux besoins observés à l’échelle de groupes d’élèves (non à l’échelle individuelle)[6] : orientation, rattrapage de lacunes, approfondissements, projets d’ouverture divers…

En 2015, un équivalent des TPE est créé au collège, les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) et de l’accompagnement personnalisé est introduit. Néanmoins la mise en œuvre est laissée aux équipes de direction et enseignantes des établissements, aucun horaire dédié n’est fixé.

On ne peut pas dire qu’aucune attention n’a été apportée…

  1. Une rupture historique : l’amélioration de l’égalité sociale dans l’enseignement

Depuis 50 ans l’école s’est transformée et a transformé la France.

La massification a été réussie. Les enfants nés dans les années 70 appartiennent à la 1ère génération à accéder en masse au supérieur. Parmi eux, la part de ceux qui ont un diplôme du supérieur dépasse pour la première fois la part de ceux qui ont un CAP ou un BEP.

Aujourd’hui 48% des sortants du système éducatif auront un diplôme du supérieur (2 fois plus que la génération qui part à la retraite : 22%). Ces chiffres sont respectivement de 44% et 27% au niveau de l’OCDE : la France accusait un retard, elle est désormais au-dessus de la moyenne. [7]

Parmi les élèves en grande difficulté, le constat est le même.

Les sorties sans qualification autre que le brevet de fin de 3e représentaient en 1978 40% des 18-24 ans… Aujourd’hui ce public est qualifié de « décrocheurs », et son nombre continue de refluer dans toutes les couches de la société (tableau infra), et en nombre absolu ( moins de 90 000/an désormais). La fin des redoublements a joué un rôle positif dans cette évolution : les élèves arrivant en lycées professionnels sont plus jeunes, et restent jusqu’à obtention d’un diplôme bien plus souvent.

[8] 

Les élèves en situation de handicap ont vu leur inclusion progresser : 105 000 étaient scolarisés en classe en 2006, 384 000 en 2020.

Pour dire les choses simplement, depuis l’apparition de l’Homme, depuis l’invention de l’écriture, jamais autant d’enfants n’ont eu accès à une éducation de qualité, une éducation qui a le souci non seulement d’apporter des connaisances complexes à chacun d’entre eux, mais aussi de prendre en compte leurs difficultés particulières.

Dans le monde d’aujourd’hui, combien d’enfants rêvent d’accéder à cette éducation ? Combien de parents sont prêts à traverser des mers, au risque de leurs vie, pour offrir cela à leurs enfants ? Le sacrifice de ces humains, nos frères, en dit long sur la chance que nous avons, sur ce qui a été construit au fil des années par tant de femmes et d’hommes aux fortes convictions.

NOTES

[1]  Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité , dirigé par Choukri Ben Ayed, éditions Berger-Levrault, 2021

On peut lire aussi l’article Milieux populaires (Scolarisation des), de Mathias Millet dans le Dictionnaire de l’éducation, PUF, 2017

[2] https://www.observationsociete.fr/education/lacces-au-bac-progresse-mais-les-inegalites-persistent-2/

Sur ce sujet on peut aussi consulter : INSEE références 2022, fiche 2.3 Niveau d’éducation de la population

[3] Manon Garrouste, Corinne Prost, Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Education prioritaire, CNESCO, 2016

[4] Pour éviter tout soupçon de conflit d’intérêt (…), il est à savoir que l’auteur de ce site est adhérent du GFEN.

[5] Pour voir une chronologie de l’apparition (et de la disparition) jusqu’en 2016 des dispositifs de suivi personnalisé à la périphérie des classes ou des dispositifs pluridisciplinaires, voir Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Dossier de synthèse, p.35,CNESCO, 2016

[6] Cette approche a pu sembler être inspirée de l’approche personnaliste, créée par Emmaniel Mounier autour de la revue Esprit, d’inspiration chrétien-damocrate, tentant de croiser l’émancipation sociale et la liberté. L’individu respecté mais inséré dans la collectivité.

[7] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres ; pour une école républicaine et fraternelle, éd. Le bord de l’eau, 2022

[8] : Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires ? Rapport de synthèse, CNESCO, mars 2016 ]

Les éléments du débat: justice sociale, ascension sociale, et leurs rapports avec l’école

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Plan

I Une réflexion qui s’appuie sur un regard sur les inégalités au sein de la société

  1. Pauvreté, misère
  2. Comment rétablir une justice sociale ?

II Une réflexion qui articule les inégalités sociales et le cadre spécifique de l’enseignement

  1. Les mécanismes qui vont des injustices aux inégalités scolaires : Bourdieu, Boudon, et alii
  2. Le projet implicite de l’ascension sociale

Il va de soit que traiter les inégalités scolaires est fort ambitieux, tant le sujet est vaste. La première étape consiste donc à circonscrire l’objet. Ainsi les inégalités scolaires s’inscrivent d’abord dans le périmètre des inégalités sociales, innombrables, et sur lesquelles l’école n’a pas prise (même si elle pèse sur elles ensuite). Dans le cadre de ce site, les inégalités liées au genre font l’objet d’un dossier spécifique, et ne seront donc pas reprises ici.

Puis les inégalités, autrement dit les différences, sont un point de vigilance car elles attirent l’attention sur l’échec de certaines catégories d’élèves (la réussite mobilise moins) et déclenchent des actions destinées à les réduire.

Rappelons que les élèves, les enfants, ne « sont » pas pauvres. Ils vivent la pauvreté qui touche leur famille, et en premier chef leurs parents. Ils seront pauvres si, au sortir de l’école, ils n’ont pas eu accès à une autre perspective de vie.

La présentation ci-dessous vise à poser quelques jalons en vue d’une rapide bascule vers des dimensions plus opérationnelles.

I Une réflexion qui s’appuie sur un regard sur les inégalités au sein de la société

  1. Pauvreté, misère

Jean-Paul Delahaye est la personne qui, en France, a le plus étudié l’impact des inégalités sociales sur la réussite des élèves. Nous nous appuierons donc sur son impressionnant travail pour poser cette première étape [1].

Etre pauvre, dans la France d’aujourd’hui, c’est  d’abord connaître la pauvreté financière : vivre avec 60% du revenu median, soit environ 1 000 euros par mois (à 50% on parle de grande pauvreté). Ce critère concerne 3 à 4 millions d’élèves (1,6 million pour la grande pauvreté).

Les conséquences sont multiples : logement précaire, voire insalubre, lorsque ce n’est pas le changement régulier d’hôtel.

Il y a aussi une alimentation déséquilibrée, carencée, voire déficiente, avec certains élèves qui prennent des réserves de pain le vendredi…

Mais le signe le plus visible est souvent le vêtement. Les CPE savent repérer cet élève qui vient avec des tennis trouées, ou qui en hiver n’a pas de pull sous son blouson.

Ces éléments factuels ne sauraient épuiser ce sujet, qui comporte une grande part de subjectivité. Le sentiment de pauvreté concerne environ 13% de la population sur la période 2015-17. Cette dimension subjective est particulièrement importante pour l’éducation, puisque selon le « paradoxe d’Anderson » l’obtention d’un diplôme supérieur à celui de son père ne garantit pas de ressentir l’obtention d’une position sociale supérieure. [2]

Bien entendu des aides existent, par les pouvoirs publics et les associations. Mais la pauvreté se caractérise aussi par le cumul de fragilités qui écartent des circuits d’aide : méconnaissance de l’école ou de la culture, difficulté à se déplacer, à remplir des formulaires, parfois à cause d’une maladie ou d’un handicap. Combien d’élèves manquent ainsi le rendez-vous pourtant si important pour leur dossier avant la réunion d’ISS ? Il y a aussi les personnes d’origine étrangère, qui ne connaissent pas encore le système.

De la pauvreté on risque donc de basculer dans la précarité [mais ce n’est pas une fatalité : un emploi, une embellie, et on reprend pied]. Celle-ci est définie par le Conseil économique et social, en 1987 : « La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux.[…] Elle conduit à la grande pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même dans un avenir prévisible».

On considère aujourd’hui qu’un jeune sur 5 a des parents pauvres (60% du revenu médian, soit un peu plus de 1 000 euros par mois pour une personne seule) et un sur 10 vit dans la grande pauvreté (50% du revenu median, environ 900 euros). Soit 5 élèves par classe de collège, 7 par classe en moyenne au lycée (avec d’immenses disparités selon le type de lycée).[3]

Ces points sont importants, car les moyens nécessaires à la réduction des inégalités dans un cadre scolaire, visant l’amélioration de la réussite d’enfants et de jeunes, ne seront pas les mêmes selon que l’on priorise celles et ceux qui vivent dans la misère, la grande pauvreté, ou que l’on embrasse tout le périmètre des inégalités, jusqu’à la pauvreté relative.

La pauvreté on l’aura compris ne se comprend que de façon relative à une société. La solution serait de considérer la pauvreté absolue (et non relative), à partir de seuils correspondant à la satisfaction de quelques besoins primaires. La Banque mondiale a tenté de poser la référence de 1 dollar par jour, puis devant le progrès mondial a haussé ce montant… Aujourd’hui cette notion de pauvreté absolue pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Il semble difficile d’admettre que dans le monde la pauvreté absolue recule.

« Pauvreté » est donc le mot qui caractérise ceux qui sont les perdants dans le rapport d’inégalité, inhérent à toute société, à partir de possibilités, d’horizons d’attente, qui varient d’un pays à un autre, d’une époque à une autre. Disposer de 60% du revenu median en France ou en Tanzanie n’apporte pas les mêmes conditions de vie. Surtout lorsque ce revenu est considéré sans prendre en compte les revenus de redistribution (allocations, aides…) qui en France corrigent plus qu’ailleurs dans le monde les inégalités de revenus, sans compter l’importance des services procurés par l’Etat et non par la dépense privée, là aussi plus importants en France. Pour le dire rapidement, les 10% les plus riches gagnent 7 fois plus que les 10% les plus pauvres avant impôt, et 4 fois plus après impôt.

Source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/communique-de-presse/la-redistribution-socio-fiscale-en-2021-actualisation-de-la-maquette-edifis

Cette approche par les inégalités entraîne le fait que même si les conditions de vie objectives s’améliorent, les inégalités et donc la pauvreté persistent et persisteront. Ainsi les progrès du numérique ont marginalisé brutalement les rares qui restaient à leur marge : le SDF qui n’a pas de « portable » pour remplir les procédures d’aide, mais aussi les familles dans lesquelles il y a une unique tablette, quand plusieurs veulent l’utiliser en même temps…

Cette inégalité se glisse donc dans chacun de nos actes, dans nos relations. On se retrouve donc à fréquenter de manière préférentielle des personnes de milieu proche. Timothée Chabot a mené une enquête dans 4 collèges au profils sociaux variés. Elle confirme que les amitiés sont de moins en moins probables à mesure que la distance sociale s’accroît. A quoi s’ajoute le poids des parents dans les choix résidentiels et des activités extrascolaires qui pèsent sur les relations du dehors. Néanmoins la quasi-totalité des élèves déclare au moins une amitié dans la catégorie sociale opposée. Le collège assure ad minima une exposition positive à l’altérité sociale. [4]

  1. Comment rétablir une justice sociale ?

Dans ces lignes le terme « inégalités sociales » est employé, de préférence à celui d’ « injustices sociales ».

Le mot inégalité, technique, descriptif, ne déclenche cependant une mobilisation que parce que chaque citoyen, et spécifiquement dans un régime républicain, se sent touché sous un angle moral affectant sa vision de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.

Notre travail nécessite donc de nous ouvrir rapidement aux réflexions portant sur la justice sociale et sur les injustices.

Ce champ de réflexion bien entendu est immense, et intensément débattu. Ad minima, peut être considéré comme juste « ce qui maximise le bien ». Sans aller jusqu’aux sources des inégalités au sein d’une société (« naturelles » ? sociales ?), en prenant en compte le fait que l’égalité dans l’éducation est à la fois un remède aux injustices et un but en soi, voyons comment est envisagée la lutte contre ces injustices…

Le curseur se déplace entre  ceux qui veulent corriger les inégalités par une justice redistributive (aides, allocations de moyens spécifiques ou prioritaires), et ceux qui veulent toucher les mécanismes à l’origine des inégalités par une transformation (redistribution, reconnaissance, représentations) plus ou moins radicale. Parmi les mille approche possibles [5], on trouve :

  • les partisans du mérite : il faut détecter les « meilleurs » et concentrer sur eux les moyens, afin de développer la société au plus grand bénéfice de tous à terme
  • les utilitaristes : il faut aider jusqu’au stade où l’aide ne crée pas davantage de gain pour la société que ce qu’elle coûte ; très concrètement la scolarisation est perçue comme un investissement devant être rentabilisé
  • les partisans de la réparation : ce sont les plus démunis qui doivent recevoir le plus [6]

Face à la diversité des approches difficilement réconciliables, sont apparus les « intuitinnistes », qui oscillent entre mérite et réparation.

Un paramètre à prendre en compte est alors peut-être la différence entre la scolarité obligatoire ou à voie unique, et le stade du caractère non obligatoire ou de la différenciation. Dans le système français ce seraient le Primaire et le Collège, où l’objectif serait l’équité, tandis que les Lycées seraient davantage marqués par la vision méritocratique.

Le grand nom dans le domaine de la justice sociale est John Rawls, un philosophe libéral américain, dont le livre « Théorie de la justice » (1971) est devenu l’ouvrage de référence.

Il y affirme que les décideurs politiques, agissant comme s’ils pouvaient oublier leur propre position sociale (avec un « voile d’ignorance »), doivent préserver la liberté tout en assurant l’égalité des chances ; les inégalités résiduelles ne seraient acceptées qu’en ce qu’elles permettent, in fine, une amélioration de la vie des plus démunis.

Bien évidemment ces postulats on suscité mille discussions ; parmi celles-ci on peut noter le fait que :

  • La liberté individuelle ne doit pas être conditionnée ou orienté par des choix non consentis ; l’humain n’est pas un produit qu’on façonne.
  • Le concept de justice est toujours conditionné par les valeurs ayant cours au sein d’une société ; à l’heure des mobilités et de la rencontre des cultures, comment tracer des lignes ?
  • Peut-on pour parvenir à la justice envisager de compenser toutes les sources d’inégalités, tous les handicaps dressés par les sociétés (rappelons qu’il n’y a plus de handicap, mais des sociétés handicapantes) ? Et sinon, pourquoi lutter contre tel plutôt que contre tel autre ?

Nancy Fraser a complété la théorie de J. Rawls en affirmant que pour lutter contre les injustices il était nécessaire que les individus touchés participent au processus de décision, qu’ils s’en sentent capables. Selon elle l’édification de la justice sociale induit donc des actions visant à :

  • redistribuer
  • reconnaître (modifier les représentations, reconnaître les identités multiples…)
  • représenter (faire participer, créer des démarches bottom-up..)

On imagine les implications dans un contexte scolaire…

Mais ce questionnement, dans l’air identitaire des sciences humaines aux Etats-Unis, se heurte comme le mouvement woke assez rapidement à des apories : du côté de la société, la mise en visibilité d’un groupe n’est pas compatible avec la banalisation des positions sociales de celui-ci; du côté de l’individu l’assignation à toute une série d’items supposés constitutifs de l’identité de son groupe est difficile car on ne s’y reconnaît pas obligatoirement. Et à aucun moment l’élève n’est associé à la définition de ces nouvelles normes… [7]

Nation, groupe identitaire, individu… Parmi les identités multiples qui composent un individu, si l’on intègre la possibilité d’attachements et de choix individuels ouverts et non déterminés, ces combats aboutissent à des impasses. Au final, au moment de lutter contre les injustices, la question de l’unité de la société se trouve posée, les groupes sont en rivalité identitaire (et souvent victimaire), et les individus pris dans leurs identités multiples (et possiblement changeantes, sauf à nier la liberté et la raison !) sont engagés dans des conflits de légitimité incessants. [8]

On le comprend, le basculement des inégalités de la dimension strictement économique à la dimension identitaire, avec le glissement du dessein collectif à la défense de groupes pose des problèmes insolubles, et ouvre sur une dimension individuelle encore plus abyssale.

Nos sociétés en sont là.

II Une réflexion qui articule les inégalités sociales et le cadre spécifique de l’enseignement

  1. Les mécanismes qui vont des injustices aux inégalités scolaires: Bourdieu, Boudon, et alii

La définition des inégalités scolaires peut être ainsi posée :inégale répartition des biens distribués par l’école (parcours d’apprentissage, diplômes, compétences) en fonction de groupe socialement définis notamment par le milieu socio-économique, le capital culturel des parents ou le parcours migratoire.[9]

Les biens éducatifs sont des connaissances, des compétences, ainsi que des diplômes. Les inégalités se placent donc dans :

  • l’accès à l’école
  • le traitement de l’élève par l’école
  • la diplomation
  • l’orientation .

Ces inégalités peuvent être perçues comme légitimes si elles ne relèvent que de différences de résultats ou du travail, mais comme illégitimes si elles peuvent être supprimées par une action collective … On voit que la nuance entre l’acceptable et l’inacceptable est ténue ! En excluant le fatalisme, avec un œil sur l’idée d’éducablité universelle, bien entendu.

Donc au sein de ce système on distingue des élèves qui sont en difficulté ou bien (de façon plus politiquement correcte) qui ont ou qui rencontrent des difficultés.

Ils sont signalés par les enseignants du primaire à l’entrée au collège, ce sont ceux qui échouent aux évaluations nationales. Il y a enfin le décrochage scolaire  qui désigne après 16 ans une sortie sans diplôme ni niveau 5 (CAP, BEP ou bac).

Aux deux extrémités l’accès et l’orientation ne doivent pas être négligées non plus.

[La mesure précise des inégalité scolaires en France est présentée dans les autres parties du développement.]

Le basculement des inégalités sociales vers des inégalités scolaires peut être envisagé sous l’angle des discontinuités culturelles, avec des auteurs tels que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ou Bernard Lahire. L’école enregistre, reproduit les inégalités pré-existantes.

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron font paraître en 1964 « Les héritiers », où ils étudient l’accès à l’université de publics socialement plus variés, suivi en 1970 de « La reproduction ». Ces livres sont aujourd’hui encore la référence pour qui veut étudier la manière dont l’école perpétue, mais aussi reproduit les inégalités sociales.

L’idée centrale est que la réussite scolaire est conditionnée par la maîtrise de savoirs et de compétences qui ne sont pas dispensés à l’université (ou à l’école) mais au sein des familles bourgeoises : culture classique, aisance à l’écrit, discernement à l’oral, connivence et buts partagés avec les enseignants. Et de juger « scolaire » (entendre « médiocre ») un élève qui ne saurait s’appuyer sur quelques allusions à une culture « personnelle » (entendons : « héritée »). La réussite de quelques élèves issus des classes populaires est exhibée comme preuve de l’ouverture globale du système.

Les familles bourgeoises transmettent donc un capital social et culturel, qui au travers du diplôme se trouve institutionnalisé, légitimé.

Au sein des classes sociales supérieures on croit peu en l’égalité des chances. Comme on connaît le système, on a confiance en sa capacité à faire valider la trajectoire de ses enfants ; donc un décrochage sera perçu comme un accident de la vie, un problème personnel, qui sera compensé plus tard.

Et dans le contact avec l’autre social, les élites rapidement canalisent les « risques » de contact avec les élèves issus de milieux défavorisés.

Isabelle Clair a mené une étude comparée de jeunes de la Sarthe, de “banlieue” et de beaux quartiers de Paris. Les jeunes issus de la bourgeoisie aspirent davantage à être adultes, ils voient leurs parents profiter, pour eux être adulte c’est être autonome. Et pour parvenir à cette vie, il faut au préalable réussir à l’école. Il y a donc un risque à leur faire côtoyer des jeunes issus des milieux populaires. Pour ceux-ci en effet le message est « profite tant que tu es jeune », car les études sont plus courtes, bientôt il faudra travailler (et ça ne va pas être drôle…). [10] Les ambitions sont également limitées par le conformisme social, qui privilégie le choix de filières géographiquement proches, dans des métiers déjà connus… [11]

En entrant dans le secondaire, les élèves de milieu populaire arrivent dans le temple de la culture écrite qu’ils maîtrisent mal, notamment. [12] Ils sont aussi bousculés dans leurs codes vestimentaires, et vivent l’école comme une véritable « expérience de changement symbolique et social » ; il y a déculturation sans véritable acculturation, expérience durable de l’indignité culturelle. Donc leurs apprentissages sont plus fragiles aux soubresauts de la vie : conflit avec un enseignant, sentiment d’injustice, décès d’un proche ou séparation qui fragilise le suivi.[13] Les parents  sont sans grand espoir en l’école, leur suivi des devoirs est modeste et « honteux ». La famille se replie sur le foyer avec la télévision comme loisir hédoniste. Le rapport aux enseignants, appartenant à un monde étrange et étranger, est un mélange de confiance/défiance.[14] Un échec scolaire créera un ressentiment face à un espoir brisé, la vision de l’école deviendra négative mais l’estime de soi sera aussi altérée.

Face à cette approche de discontinuités culturelles, il y a la théorie de la discrimination systémique : l’école ne propose pas les mêmes conditions d’apprentissage à tous les élèves. On donne plus à ceux qui ont plus. L’école accentue les inégalités pré-existantes, et en crée par elle-même.

Mais une autre contradiction est venue de Raymond Boudon (L’inégalité des chances, 1973).

Selon lui les acteurs font des choix rationnels coût/bénéfice. Par exemple, les études longues ne sont pas forcément le meilleur choix pour un enfant de milieu populaire : des études courtes, moins coûteuses, moins risquées, suffisent à une mobilité sociale ascendante ou à des conditions de vie jugées confortables ; tout le monde n’aspire pas à devenir cadre supérieur, avec les responsabilités que cela comporte.

Sans cette grille de lecture, dans une école de la reproduction sociale, comment pourrait-on expliquer la hausse spectaculaire de la réussite des filles depuis les années 60 ? L’éducation n’a pas tant changé, aussi rapidement. Ce qui a changé, en revanche, ce sont les opportunités qui se sont ouvertes, dans une société modernisée, et dont se sont emparées les filles.

D’autres études ont confirmé tout le poids de la volonté des familles dans la réussite : c’est la représentation que se fait la famille des capacités de son enfant, la croyance en son excellence potentielle, plutôt que sa réussite réelle, qui a un impact. On est dans la prophétie auto-réalisatrice.[15] Et une telle croyance est présente dans tous les milieux, y compris populaires («Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse ... »).

Attention toutefois, ce qui est porteur en bas âge peut déclencher des oppositions radicales une fois l’adolescence venue !

Pour aller plus loin encore dans la discussion des affirmations des Héritiers, on observe des différences entre les milieux populaires plongés dans la précarité économique, marqués par une distance symbolique avec l’école, et des personnes pauvres mais stables économiquement , qui nourrissent une certaine proximité avec l’école, dans un projet d’ascension avec l’école (ex : intégration des personnes immigrées).

A rebours, on observe l’échec d’enfants de personnes aisées. Quelles en sont les causes ? Où certains invoquent encore la génétique ? Des rapports de force internes à la famille, des identifications biaisées ?

Depuis, d’autres recherches ont brouillé les frontières.

Certaines ont montré l’importance de l’effet-maître ou de l’effet-établissement dans la réussite des élèves (notamment les recherches de l’IREDU). Comme pour Bourdieu, l’école redevenait responsable des attentes et des trajectoires réelles, mais le recul d’une culture classique comme clé de réussite était posé.

D’autres ont approfondi l’importance du capital social des familles selon leur position sociale. Plus encore que le capital culturel, c’est le rapport au travail scolaire qui a été interrogé.

Les enfants de milieux populaires réduisent plus souvent la tâche à sa seule effectuation, sans en percevoir le sens général. Le critère de réussite est la rapidité, la capacité de refaire à l’identique. Cela apporte des notes moyennes, correctes. Mais avec la seconde moitié du collège les résultats baissent : la simple mémorisation n’est plus autant valorisée, l’élève a du mal à aller du général au particulier ; il perçoit une certaine déception des enseignants, l’image qu’il a de lui se dégrade.

Au sein des classes moyennes ou supérieures, la différence se fait selon qu’elles reposent sur une base culturelle, dans quel cas la réussite est encouragée par l’importance accordée aux contenus scolaires, ou sur une base économique, dans quel cas c’est la constitution d’un réseau qui est privilégiée. [16]

Le schéma ci-dessous, très simplificateur, illustre ces hiérarchies emboîtées.

Le piège, redoutable, est que l’obéissance, l’effectuation, sont exigées comme postulat de départ, mais in fine c’est l’autonomie, la transgression, qui permettent la vraie réussite. On voit ce piège se refermer particulièrement sur les enfants de quartiers très défavorisés, qui dans leur révolte font preuve de liberté… mais on attend d’abord d’eux qu’ils passent sous les fourches caudines de l’obéissance avant que l’on puisse accepter de rechercher en eux les capacités supérieures. [17]

Petit clin d’oeil, la pensée de Bourdieu était peut-être plus située qu’il y paraît, comme s’amuse à le noter Chantal Jacquet[18] : Bourdieu, fils de facteur-receveur, élève travailleur, s’est émancipé des attendus de son groupe pour franchir une étape et s’est doté d’un capital culturel. Il y a gagné une célébrité mondiale. Mais il est devenu membre de la bourgeoisie intellectuelle. Il n’a pas gravi la dernière marche, celle des élites de l’argent.

  1. Le projet implicite de l’ascension sociale

Il est important de conclure ces prolégomènes par l’horizon d’attente qui les sous-tend. Lutter contre les inégalités, c’est vouloir l’égalité, mais ni par un nivellement par le bas, ni même par une moyennisation. C’est vouloir, implicitement, pour tous, l’ascension vers ce qui dans une société est le standard le plus élevé en terme de qualité de vie, mais aussi de position sociale, c’est-à dire d’emploi, d’activité. Une logique d’ascension sociale, qui mérite d’être interrogée.

Selon Tocqueville (De la démocratie en Amérique), puisque la démocratie rompt avec la logique de reproduction de la société d’ordres, elle est l’état social qui se caractérise par un processus de rapprochement progressif des conditions, avec à terme une puissante classe moyenne. Il lui faut donc mettre en place les outils de l’ascension sociale au travers de l’égalité des chances. Désormais l’outil principal de cette politique est l’école.

Ce d’autant plus que nos sociétés industrielles (post-industrielles ? ) ont besoin de toujours plus de personnels qualifiés. L’accroissement spectaculaire des populations depuis le XIXe (1 milliard d’humains au temps de Napoléon 1er, 2 milliards en 1929, plus de 8 un siècle plus tard) s’accompagne d’un vaste effort de formation dans la concurrence mondiale; à Paris, un habitant sur 2 a un master ou plus.

On peut bien entendu s’interroger sur le caractère prescriptif de cette course à toujours plus de pouvoir, de richesse, d’insertion. L’ascension, jusqu’où ? Et pour quoi ? L’hédonisme n’a pas la cotte, le simple contentement d’être soi non plus.

Jules Naudet[19] a étudié de près cette aspiration dans la cas français. Il apparaît que chez nous l’ascension sociale est perçue dans un équilibre entre mérite personnel et garantie par l’Etat de l’égalité des chances. Les Français estiment que leurs compétences, leurs « dons», leur goût du savoir ont été reconnus , notamment par l’école, donc en-dehors d’une logique de compétition (contrairement aux Etats-Unis par exemple). Il s’agit d’une démarche attachée à l’individu et non à un groupe d’identification, comme en Inde. Une autre particularité est l’importance accordée à l’élitisme culturel dans cette ascension.

La mobilité se fait toujours principalement par des trajets courts. Chaque génération apporte sa contribution (mobilité inter-générationnelle). On songe ici à la conquête par les femmes du bastion scolaire, depuis une vingtaine d’année, d’où partent maintenant de nouvelles générations de filles aux études diversifiées, ambitieuses, et dont le nombre dépasse largement celui des garçons dans la plupart des filières [voir le dossier consacré au genre dans l’éducation]. Globalement donc les classes moyennes sont les plus impliquées dans ces mobilités, mais cela induit qu’elles sont aussi les plus exposées au déclassement, un risque majeur à chaque mutation de la société ou à chaque crise ; combien de révoltes, voire de révolutions, sont nées de la crainte de rejoindre les rangs des plus pauvres que soi, dont on venait à peine de s’extraire ?

Les personnes vivant cette ascension ont été observées par les sociologues, qui ont identifié des étapes dans l’insertion dans une classe supérieure :

  • identification aux normes de réussite
  • découverte de l’altérité sociale, de l’éloignement
  • questions d’appartenance
  • ajustement au nouveau milieu
  • disparition des tensions

Bourdieu a parlé de ces personnes en tant que « transfuges de classe » : selon lui d’une part on ne peut échapper à son « habitus » de classe, mais d’autre part il est difficile de conserver les liens avec son milieu d’origine, il y a déracinement.

Pourtant Jules Naudet invite à davantage étudier les modalités d’ajustement ; l’origine peut devenir une « ressource morale » pour assumer son déplacement, tandis que l’expérience vécue, réfléchie, rend plus fort face aux tensions. Les travaux de Chantal Jaquet [20] vont dans ce sens. Elle insiste sur la dimension éminément individuelle, multifactorielle, des ascensions : un enfant d’une famille peut changer de milieu mais pas les autres. Et de placer l’école au carrefour de ces trajectoires.

Notes

[1] : Inspecteur général, conseiller de ministres de l’Education dans les gouvernements socialistes. Ici par exemple nous prendrons parmi ses écrits l’entretien qu’il a accordé à Idées (revue des personnels de direction du syndicat FO) en décembre 2021.

[2] Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon, Pauvreté réelle, pauvreté ressentie, Sciences humaines Hors-série N° 24 – Mai-juin 2019

[3] Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la direction de Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021

[4] Timothée Chabot, L’homophilie sociale au collège, Revue française de sociologie, n.63, 2022/1

[5] Pour une vision à spectre large, on peut lire par exemple:

Will Kymlicka, Les théories de la justice : une introduction (libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes, communautariens, féministes…), éd. La Découverte, 1999

Paul De Bruyne, Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, Presses de l’Université Saint-Louis, 1985

[6] Denis Meuret, L’équité en éducation selon les théories de la justice, IREDU, Université de bourgogne, 2000 

[7] Les angles morts des travaux sur l’inclusion scolaire à la lumière de la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser, Marjorie Vidal, Marilybe Boisvert, Flavio Murahara, Corina Borri-Anadon, France Beauregard (7-23), in L’éducation en débats : analyse comparée, volume 11, n°1, 2021

[8] Les apports de la perspective fraserienne pour comprendre les enjeux de justice sociale en éducation, Stéphanie Bauer, Myriam Radhouane, in L’éducation en débats : analyse comparée, volume 11, n°1, 2021

[9] Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?  : inégalités scolaires et politiques d’éducation, Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade, Samuel Charmillot, Luana Imperiale-Arefaine, Université de Genève, CNESCO, 2016

[10] Isabelle Clair, Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes. Seuil, 2023

[11] Mathias Millet, article « Milieux populaires » (scolarisation des élèves des), Dictionnaire de l’éducation, PUF, 2017

[12] Le rapport à l’école des élèves des milieux populaires, dir. Sabine Kahn et Bernard Rey, De Boeck, 2013

[13] Mathias Millet, article « Milieux populaires » (scolarisation des élèves des), Dictionnaire de l’éducation, PUF, 2017

[14]Christophe Delay, Les classes populaires à l’école : la rencontre ambivalente entre 2 cultures à légitimité inégale, PU Rennes, 2011

[15] Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires ? Rapport de synthèse, CNESCO, mars 2016

[16] Annie Feyfant, Les effets de l’éducation familiale sur la réussite scolaire, IFE, Veille et analyse, n° 63, juin 2011 http://veille-et-analyses.ens-lyon.fr/DA-Veille/63-juin-2011.pdf

[17] Laurent Cavelier et Camille Taillefer, Un éléphant dans la pièce, pauvreté et relation pédagogique en lycées de banlieue populaire, in Grande pauvreté, inégalités sociales et école : sortir de la fatalité, sous la direction de Choukri Ben Ayed, éd. Berger-Levrault, 2021

[18] Chantal Jacquet, Les enseignants peuvent jouer un rôle décisif , dans Marie Duru-Bellat, Les inégalités sociales 50 ans après Bourdieu , Sciences humaines, n. 324, avril 2020

[19] : Jules Naudet , Mobilité sociale et explication de la réussite en France, aux Etats-Unis et en Inde, Sociologie 2012/1 (vol.3), pages 39 à 59

[20] Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014

Les spécialités de Terminale au regard du genre

Voici les éléments du débat, issus du rapport de la DEPP de décembre 2021.

Et voici une extrapolation de ces chiffres, croisant avec l’évolution de la Terminale S avant la réforme des spécialités, sur le site Femmes et mathématiques.

On le voit, c’est en mathématiques que la place des filles reste inférieure à celle des garçons. Mais outre l’énigme que représente à ce jour la chute sur 2 ans alors qu’on s’approchait des 50%, force est de constater que les filles sont à quasi égalité en physique et dominent la SVT. Cela les amène à dominer les doublons maths/SVT et SVT/Physique, qui ouvrent sur des filières spécifiques, contrairement à al filière maths/physique.

La discipline à l’échelle du groupe ou de la classe

Accueil> Poser sa relation avec les élèves>Travailler avec des adolescents

Cette page présente des pistes de gestion d’un groupe classe qui dérape.

Globalement, il est important de réaliser que les stratégies relèvent souvent d’une même grammaire, qu’il s’agisse de gérer un tsunami, une épidémie, une attaque informatique ou une classe dissipée. En abrégé ça donne le célèbre « protéger-alerter-secourir ».

Prenons l’exemple d’une classe qui devient par trop perturbée. On y observe souvent un très petit nombre (1 à 3) de personnes charismatiques, déterminées, assez intelligentes pour profiter d’une mise en chaos. C’est le coeur de la contestation ou de l’agitation. Puis, autour de ces personnes, un groupe de suiveurs, en quête de divertissement, d’appartenance, de fuite. Enfin un 3e cercle de personnes mi dérangées-mi amusées, qui penchent vers l’amusement mais sans s’impliquer.

Certes, sur le long terme, il peut être utile de connaître les mécanismes de la peur ou du stress, qui peuvent générer des mécanismes de fuite des contraintes scolaires, ou pour réaliser ce que vivent les élèves qui subissent les tensions dans la classe [ pour approfondir sur ces sujets, cliquer ici ].

Mais de manière opérationnelle, plusieurs étapes peuvent être mises en oeuvre.

Le premier temps consiste ainsi à s’informer sérieusement sur ce qui se passe, et rapidement mettre en place des mesures pour éviter l’aggravation de la situation, faire en sorte qu’elle baisse légèrement en virulence. Qui sont les personnes impliquées ? Souffrent-elles de troubles du comportement, sont-elles HPI ? Et autour, les élèves sont-ils en difficulté scolaire, familiale ? On n’agit pas de la même façon avec des élèves qui viennent de traverser un drame familial ou avec des enfants en simple doute adolescent. On ne cadre pas un orgueilleux comme on cadre un hyper-actif.

Ce premier temps peut être celui d’un recadrage fort, qui rompe avec le train-train des protestations-punitions. Cela peut passer par l’intervention d’un personnel de direction.

Alors vient le temps de l’action.

La première cible, la plus simple, c’est le gros de l’effectif de la classe. Elle doit cesser d’apporter un carburant à l’incendie. Dans le volet négatif, on peut opter pour des pratiques pédagogiques moins ouvertes: cours magistral, exercices stricts, sur une petite période. Sans confiance, pas de pédagogie de la confiance. Egalement, tous les parents peuvent être informés, voire convoqués en une fois. Ceux qui viendront sont la cible : ceux qui suivent leur enfant, et qui veulent un retour à l’ordre. Il se peut certes que certains viennent contester l’équipe enseignante. Une stratégie peut être de jouer le rôle de l’enseignant raisonnable et responsable et de les laisser agresser, ils finiront par retourner contre eux ceux qui veulent le calme et qui, pour être discrets, n’en sont pas moins nombreux. On n’agit qu’avec les réalités, s’il faut du temps c’est qu’il fallait du temps.

On peut aussi et surtout récupérer ces élèves du premier cercle avec des propositions intéressantes, alléchantes, que le chaos compromet : travail de groupe, sortie pédagogique, rencontre…

Alors vient le temps du deuxième groupe. Si l’on prend en compte leur fragilité, on peut essayer de réduire le mur qui les séparait du groupe des élèves intégrés: mobiliser de l’aide aux devoirs, de l’orientation pour donner du sens à leur travail… et puis les intégrer au travail des autres élèves, en faisant un plan de classe qui disloque leur groupe (dans une guerre, on cible toujours en premier les communications de l’ennemi) et les oblige à côtoyer des élèves inconnus, en faisant des travaux en groupe désignés. Une dimension importante est souvent ici l’idée de séparer un groupe de garçons, d’amener ses membres à échanger avec des filles. Ou bien s’il est des garçons en réussite dans la classe, en rapprocher certains qui en étaient éloignés et bénéficieraient de ce compagnonnage. Revoir des enfants et des élèves là où on voyait des problèmes et des échecs.

Reste le coeur du problème, les « meneurs ». Si les deux étapes ci-dessus ont réussi, ils vont vivre un moment terrible d’un point de vue narcissique. Leur réaction peut être très violente. Deux pistes s’offrent pour des élèves qui visiblement n’aspirent pas à être dans le rang. Ou bien on leur donne un nouveau rôle positif (dans la création, le management d’un projet, ..), ou on les exclut un certain temps, pour que la classe réapprenne à vivre sans leur lumière noire. Ce temps doit être perçu comme un moment propice pour placer des rendez-vous extérieurs au collège, des temps de réflexion sur leur propre vie et leurs propres souffrances, afin qu’eux aussi, sans que les autres sachent, aient gagné un peu dans leur vie de jeune dans cette opération.

Car, à chacune de ces étapes, il est fondamental de rappeler le contrat qui doit lier enseignants et élèves. Les personnes ne sont pas jugées, ce sont les actes. Les sanctions ne sont pas une fin en soi, pas plus que le silence ou l’immobilité. Ce ne sont que des modes opératoires permettant de faire acquérir des connaissances et compétences qui permettront aux jeunes de devenir des adultes indépendants et capables. Tous, oui tous ont une place dans notre attention et dans la société. Cela peut paraître évident, inutile, mais, en vrai, quand dit-on explicitement cela aux élèves ? Et cela ne coûte rien de le rappeler.

L’idéal est que, dans cette démarche, l’équipe avance unie. Enseignants, administration, vie scolaire. Et que ça se voie. Car il faudra quelques réunions, être rude avec une classe ou des élèves avec lesquels ont avait passé de petits accords tacites de non-agression ou de complicité, refaire quelques cours ou progressions; bref se fatiguer un peu plus.

On le voit, il faut un pilote, ou tout au moins un comité de pilotage. Le prof principal est tout indiqué, mais ça peut venir de n’importe où.

On le voit aussi, le succès est loin d’être garanti, à chaque étape. Mais ce qui sera gagné sera gagné, et au moins on aura fait quelque-chose. Un peu de temps aura été gagné.

Or, le temps, c’est finalement ce dont ces élèves ont besoin pour grandir, passer à autre chose, et revenir nous voir quelques années plus tard. On vous a bien embêté, tout de même… dans un sourire qui dit toute la tendresse qu’ils éprouvent et leur gratitude pour vos efforts. Ce qui arrive, en vrai. Parfois.