Accueil>Poser sa relation avec les élèves>Travailler avec des adolescents> La quête d’autonomie et ses dangers chez les adolescents
Nous aborderons ici l’autonomie en ce qu’elle concerne l’attitude générale des élèves. Des développements plus concrets concernant le travail avec les élèves ou la mise en oeuvre de cours se trouveront dans les pages suivantes:
Favoriser l’autonomie des élèves: une approche globale
Orientation par l’échec, impuissance apprise ou efficacité personnelle par l’autonomie ?
L’autonomie: comment la mettre en oeuvre ?
Les élèves sont des personnes en chemin vers l’autonomie; comment les accompagner ?
Commençons par définir ce que l’on entend par « autonomie ». Une réflexion intéressante se trouve dans « Usages et pratiques de l’autonomie » [1].
Elle se déploie en 3 temps. En premier, elle reprend l’étymologie et présente l’autonomie comme la capacité à se gouverner par ses propres lois. Puis elle va plus loin et souligne la nécessaire capacité à faire face, seul, à l’imprévu, y compris en s’émancipant de ses propres règles. Enfin l’autonomie est définie comme l’aptitude au déploiement d’une approche réflexive, afin d’analyser ses propres comportements avec recul.
On est assez proche des 10 compétences psycho-sociales définies par l’OMS en 1993 constituent « la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne », et qui fonctionnent par couples :
- Savoir résoudre les problèmes/Savoir prendre des décisions
- Savoir gérer son stress/Savoir gérer ses émotions
- Savoir communiquer efficacement/Etre habile dans les relations interpersonnelles
- Avoir une pensée critique/Avoir une pensée créatrice
- Avoir conscience de soi/Avoir de l’empathie pour les autres [2]
On l’aura compris l’autonomie est bien loin de la solitude. Elle est inter-relations, elle vise à construire et choisir son mode de rapport au monde, aux autres.
Cette construction est sujette à des phases.
Tout d’abord, pour le public collégien et lycéen qui nous intéresse, elle se place dans la phase centrale qu’est l’adolescence.
Piaget voit le passage de la pensée concrète à la pensée formelle ( abstraite) vers 11-12 ans. C’est alors un univers de possibles qui s’ouvre, même si, attention, le cerveau n’est pas encore mature. Le jeune a donc un flot de sensations, d’idées, sans toujours avoir les moyens de canaliser tout cela. Tempêtes émotionnelles garanties.
Puis vient l’accession à la maturité sexuelle, différenciée en âge entre les filles (vers 13-15 ans) et les garçons (vers 16-18 ans). Là ce sont les bouleversements identitaires. Le grand neuro-psychiatre Boris Cyrulnik rappelle avec force : la croissance des garçons et celle des filles n’obéissent pas au même rythme, et les garçons sortent du Collège avec presque deux ans de retard sur les filles, retard qu’ils ont encore en Terminale [3]. Dans son abbaye de Thélème, Rabelais fait entrer « les femmes de dix à quinze ans et les hommes de douze à dix-huit ». [4] Les humanistes percevaient la différence entre égalité et égalitarisme.
Cette accession concomitante à des outils permettant une autonomie intellectuelle et biologique place donc l’autonomie au cœur de l’adolescence, avec un double besoin :
– pouvoir tenter des expériences d’identité, multiplier les contacts pour expérimenter
– disposer d’une protection, de sécurité : le groupe dans les expériences immédiates, les parents en cas de coup dur
A terme existeront des relations plus égalitaires, moins asymétriques avec les parents et les proches.
A une échelle plus fine, la construction de l’autonomie peut être analysée comme un mécanisme où des phases se dégagent, à grands traits.

Bien entendu, le plus souvent, cette accession à l’autonomie se passe bien.
Et notamment parce qu’interviennent des personnes, autour de l’adolescent. Nous observerons ici les adultes.
Certes, ils sont porteurs de « la société ». Le jeune est en effet en partie conditionné par les stéréotypes, par le niveau de vie et l’ouverture sociale, par l’espace de vie, etc., largement définis par les adultes. L’autonomie ne s’envisage pas de la même façon selon les contextes.
Mais de manière globale, les adultes vont accompagner le double moment de désaffiliation et réaffiliation.
Les adultes vont assister au moment où l’adolescent s’émancipe de la tutelle de ses parents, mais aussi de celle des autorités et de celle des structures qui avaient pu façonner une partie de ses idées.
Et ils vont voir, soutenir, susciter l’autre, permettre le retissage de liens, d’appartenances, d’agréments. En acceptant que le jeune sorte avec des amis, ou en l’inscrivant dans un club par exemple.
Or ce schéma général se place dans un Occident où, depuis des décennies, la société donne de moins en moins de cadre ; les adultes se présentent de moins en moins en référence tutélaire. La fin des grands récits, c’est la fin de la programmation des enfants pour un but des parents, donc c’est plus de liberté.
Mais si l’on doit moins se construire contre, il faut trouver pour quoi se construire, seul. Et si c’est moins rude (indéniablement), ce n’est pas pour autant facile.
Dans ce contexte, le rôle des adultes est celui qu’a identifié Vigotsky qui a mis en avant l’importance de l’interaction enfant-adulte dans le déploiement de compétences cognitives d’autant plus rapide qu’elle est stimulée. Les « machines à lire » ou banques automatiques d’exercices ont encore du chemin à parcourir avant de supplanter l’incarnation du savoir et l’ancrage affectif de l’enseignant. Rien ne vaut un « passeur », pour donner envie, donner du sens, ouvrir la bonne porte.
Pour en savoir plus sur Lev Vigotsky :
https://www.scienceshumaines.com/lev-vygotski-1896-1934-pensee-et-langage_fr_9754.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Zone_proximale_de_d%C3%A9veloppement
http://www.ibe.unesco.org/sites/default/files/vygotskf.pdf
Une dernière dimension est celle du temps. L’autonomie, ça prend du temps à se construire. Avec des paliers, des reculs, des avancées fulgurantes, des reculs… Il faut laisser le temps au temps ; ça ne se résout pas en une phrase, en une punition ou une rencontre parents-profs. Accepter que d’autres verront le fruit de nos efforts, à la limite (voire au-delà… ) de l’insupporté. Car cette capacité à tenir dans le temps (en années s’il le faut) est la preuve de la solidité de l’attachement des individus ou de l’institution aux jeunes. Et ils ne se privent pas de l’éprouver.
Il peut être bon d’imaginer le jeune , 10-20 ans plus vieux, devenu autonome, et se rappeler ce qu’on a entendu chez tant d’adultes : « quand j’étais jeune, j’en ai fait des âneries ! »…
« « Etre là sans être là » : fixer un horizon et savoir s’effacer » [5]
Cette quête d’autonomie peut prendre un cours dangereux.
Car parfois, en effet, ce chemin vers l’autonomie met le jeune en danger.
L’agressivité des adolescents est souvent liée à un fort sentiment d’insécurité personnelle. Face au risque scolaire, face aux souffrances individuelles, face au doute identitaire, toute frustration éveille la douleur sous-jacente. Une approche dogmatique des connaissances est rassurante, la domination de l’autre chasse les peurs, le monde extérieur est responsable de ce qui cloche dans leur vie. Souvent faiblement dotés en capacité à interagir, ces élèves se réfugient donc dans des comportements antisociaux, dans une spirale d’où il est difficile de sortir. Les émotions sont refoulées, d’où la difficulté à ressentir la souffrance de l’autre.[6]
Le jeune peut être aussi tenté de se définir négativement, afin d’attirer l’attention sur lui, ou bien de détourner le regard de son échec face aux exigences scolaires vers la critique de sa « paresse » ou de son côté turbulent. Dans les deux cas il peut chercher des cibles faciles (enseignant en difficulté en terme de discipline), ou au contraire chercher un trophée (un enseignant apprécié, respecté, ou soucieux de l’aider) afin de se mesurer à lui ou d’être certain de se voir isolé complètement, ayant découragé même les plus opiniâtres.
Pour se construire l’élève peut ainsi être amené à tester les limites du système, de l’autorité ; plus les limites s’effacent, plus il les cherchera. Et il se trouve face à une multitude d’influences qui ne demandent qu’à s’emparer de l’enfant trop tôt et le projeter dans un univers auquel il appartiendra tout entier, avant que toute distance critique ne soit possible. Chacun pense aux violences de groupes et à l’islamisme ; pour l’évoquer avec les élèves, le film de Louis Malle, Lacombe Lucien (1974), ouvre le champ d’une réflexion qui pour être distanciée aujourd’hui n’en est pas moins brûlante.
L’école peut donc servir d’exutoire (tout comme elle peut servir d’abri !) face à des tensions éprouvées dans un cadre familial ou social. Là encore l’élève envoie un signal à ses parents ou à son groupe : j’échoue pour briser vos rêves de réussite sociale, j’échoue pour ne pas me désolidariser des camarades.
Face à toutes ces tensions, l’adolescent n’a pratiquement aucune représentation concrète de l’avenir, et donc du danger (ce que l’on retrouve dans les pratiques à risque, particulièrement fréquentes et dangereuses à ces âges, le danger de mort étant étranger). Les débordements peuvent donc aller très loin.
Tous ces mécanismes concourent à ce que Eric Debardieux appelle « l’oppression viriliste »[7], essentiellement ressentie au Collège. Les filles en sont victimes, mais bien davantage les garçons qui ne répondent pas à ses canons (élèves en réussite scolaire, timides, peu sportifs, homosexuels…), soit au total un quart des élèves des deux sexes.
Au terme d’un processus de construction de son autonomie, l’individu peut se croire tout-puissant ou peut désirer imposer sa volonté aux autres. « Le renard libre dans le poulailler libre » de Marx. Il importe dans notre société de replacer cette autonomie dans le champ des lois de la vie commune, et plus largement de la fraternité, qui ouvre par exemple sur la solidarité.
[1] Sous la direction de Patricia Loncle, éditions L’harmattan, 2014 ; un ouvrage émanant du conseil scientifique des « Francas », Fédération nationale laïque de structures et d’activités qui mène depuis longtemps une œuvre d’éducation et de réflexion au sein de laquelle l’éducation à l’autonomie (hors champ scolaire) est centrale.
[2] De manière très intéressante, ces compétences ont pour origine la lutte contre les dépendances aux drogues. Constatant l’inefficacité des discours culpabilisateurs et accusateurs, une réflexion a cherché à rendre les individus autonomes, afin qu’ils puissent gérer leur vie sans produit. Il fallait donc ausculter quelles compétences construire pour accéder à l’autonomie.
[3] Pour une formulation courte et explicite, on peut se référer à France Culture, La grande table, 20 juin 2018, à 20 minutes
[4] François Rabelais, Gargantua, 1534
[5] Apprentissage de l’autonomie et quête de sens : l’accompagnement des pratiques culturelles et artistiques des jeunes dans les MJC et les Foyers ruraux, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), notes & rapports, Chantal DAHAN, chargée d’études et de recherche INJEP, Louis JÉSU, sociologue, chercheur associé INJEP, décembre 2018
[6] Daniel Favre, Transformer la violence des élèves, cerveau, motivation et apprentissages, Dunod, 2007
[7] Eric Debarbieux, Arnaud Alessandrin, Johanna Dagorn et Olivia Gaillard, Les violences sexistes à l’école. Une oppression viriliste. Observatoire européen de la violence à l’école. 2018.
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