Accueil>L’enseignant, un professionnel de l’éducation nationale> La question des finalités de l’enseignement > L’enseignement, au coeur des tensions entre méritocratie et populisme
Les « fake news » et théories du complot sont un défi à l’enseignement au quotidien. Mais la montée d’un vote populiste, qui déstabilise les démocraties occidentales en s’appuyant sur des mensonges éhontés et en réintroduisant la violence physique dans le champ des pratiques (Capitole…), est un horizon tout aussi inquiétant.

Or aux Etats-Unis une réflexion met désormais en avant la critique de la méritocratie comme source de ces dérives [1]. Le livre de Michael Sandel, « La Tyrannie du mérite » (Albin Michel, 2021) , expose ces idées nouvelles avec clarté. Son succès planétaire montre qu’il y a bien un problème global.
Ce peut sembler paradoxal, car quoi de plus démocratique que de permettre à tous l’accès à l’éducation ? Et de faire reposer la sélection des cadres de la société sur les compétences et sur le savoir ? Cependant, ce système a créé des distorsions qu’illustre le schéma ci-dessous.

Tout d’abord, il est devenu très difficile de contester l’ordre actuel des choses et de faire accéder au pouvoir une force politique qui n’adhèrerait pas à ce système reposant sur le diplôme, car pour la première fois les élites du pouvoir et celles de la réflexion sont dans le même camp. Pas de Lumières ou de Marx pour structurer et légitimer une remise en cause du système, comme lorsque le pouvoir se trouvait échoir aux enfants de nobles ou de capitalistes. La contestation se fait hors champ intellectuel. Et les élites l’entendent d’autant moins qu’elles peuvent la repousser facilement avec quelques arguments ou statistiques.

Difficile dès lors de trouver dans le passé des références évidentes, même si les conséquences et les mécanismes nous éclairent sur les dangers à venir, comme le montre « Le siècle du populisme », du grand Pierre Rosanvallon.
Cette frange puissamment formée, travaillant énormément (toutes les études concordent pour montrer qu’une réussite scolaire élevée repose sur un effort précoce et intense), a édifié un monde riche, interconnecté, complexe, qui a permis le développement fulgurant du savoir et l’enrichissement collectif à une vitesse qu’aucun siècle n’a connu. Au prix de subtils équilibres, que le jeu démocratique a mis entre les mains et de la droite et de la gauche, qui ont du concéder une part de reconnaissance aux idées issues du camp d’en face (oui, un système social et keynésien est nécessaire, oui les entrepreneurs et les entreprises sont des acteurs nécessaires au progrès collectif). Les alternances ont désormais moins de conséquences.

Néanmoins, à côté de ce tableau flatteur, cette croissance a surtout profité aux plus riches -aux plus diplômés- comme l’a montré Thomas Piketty et a créé des problèmes nouveaux qui pèsent essentiellement sur les catégories populaires des pays riches, quand les élites mondialisées caracolent et quand les habitants des pays pauvres sortent de la misère (pour rester pauvres parfois il est vrai, mais c’est un autre débat). Comment ces catégories populaires peuvent-elles faire entendre leur mécontentement ?
En espérant que les enfants auront un meilleur sort que leurs parents, par l’enrichissement, ou par la réussite scolaire. Mais l’ascenseur social est bloqué. Les revenus des classes moyennes stagnent voire reculent légèrement, et la réussite scolaire redevient corrélée à celle des parents (qui était elle-même souvent corrélée au niveau de revenus antérieur…).

Donc certaines et certains se créent un monde parallèle. Un monde géographique, avec un habitat distancié des centres de pouvoir (comme le montrent les électorats de Trump, le vote Brexit, ou plus près de nous le Rassemblement national et les Gilets jaunes), ce que démontrent Christophe Guiluy ou récemment Jacques Lévy.

Un monde constitué des certitudes confortables, dans lesquelles on serait victimes, et donc, dans le paradoxe actuel, des héros (au sens de personne valorisée, légitime). Les biais cognitifs jouent alors à plein pour alimenter la machine à conspirations et remettre en cause les autorités, ce qui apparaît pleinement dans « La démocratie des crédules », de Gérald Bronner.
Ce système de contestation des effets induits de la méritocratie a déjà produit des effets. Donald Trump a pu présenter le réchauffement climatique comme une invention des Chinois. Les Brexiters ont pu faire croire que sortir de l’UE redonnerait le contrôle de l’immigration à un pays… qui n’était pas dans les accords de Schengen.
Mais qu’attendons-nous pour en tirer les conséquences sur les systèmes scolaires de nos société développées ? Comment rendons-nous l’espoir à celles et ceux qui doutent d’eux et de nos systèmes ? Pour remettre une peu de justice, d’égale dignité, et pas seulement d’ouverture de la compétition pour tous.
Nous avons des systèmes remarquables, qui ont beaucoup fait. Un second souffle s’impose.